« Kazdoura » matinale direction Disney Land

Karim RHAYEM
Samedi 06 mars 2021
Organisateurs


Cinq heures du matin. J’éteins furtivement mon alarme et défais les draps qui m’étouffent, alors que les premiers rayons du soleil s’infiltrent discrètement dans ma chambre tamisée. Vite, je me rase, je me brosse les dents, les cheveux, je revêts un nouvel ensemble, porte ma montre préférée sur mon poignet – j’ai travaillé fort pour l’avoir. Je descends les maints étages de ma villa, ignore la tentation du marbre luisant de ma cuisine – pas le temps pour se délecter d’un petit-déjeuner – et me dirige vers le garage où m’attend mon chauffeur dans ma Cadillac. D’un bond, je m’installe sur le cuir froid du siège arrière près de mon garde du corps qui me salue d’un relèvement sec des sourcils. J’entrevois un pistolet dans la poche de son manteau – cette journée s’avère aussi normale que d’habitude.

Au murmure du vrombissement de la voiture, dissimulé derrière la sûreté de mes vitres fumées, je contemple les paysages mondains. Sur le balcon d’un immeuble délabré par le temps, un couple boit son café noir dans d’antiques tasses libanaises, l’air morne, l’un assis à deux mètres de l’autre, un masque bleu sous leurs mentons. La vieille dame, elle, a les narines enfoncées d’un tube transparent relié à une bombonne d’oxygène, aussi ancienne que les rides fatiguées de son visage… que Dieu la bénisse !

Dans la seconde ruelle, j’aperçois un centre de traitement pour patients cancéreux. En ces heures précoces du matin, certains patients tentent quelques pas éreintés dans le triste jardin qui devance la propriété. Sans arbres ni fleurs, l’aspect monochromatique du parc crée un air si maussade pour ces patients et leurs compagnons, les poches de perfusion. Pauvres, ils ont certainement besoin de fonds financiers, mais comme les Libanais sont radins ! Que Dieu les bénisse !

L’auto s’amortit en un arrêt fluide. En attendant au feu rouge, une sirène mugit en filant par nous, et j’esquisse une vue triste à l’intérieur du véhicule. Des secouristes – que Dieu les bénisse ! – en un accoutrement cosmique, voire comique, habillés de fond en comble d’une robe de nylon, des masques et de grosses lunettes, essaient de ranimer un homme toussant, crachotant, étouffant, mourant… que Dieu le bénisse !

Un dernier détour avant ma destination, une vision étrange m’attire l’attention : à l’entrée de l’hôpital du coin, une masse vrombissante de personnes, leur caractère humain dénudé, se bousculant comme des zombies pour avoir accès aux services des urgences. Et entre les silhouettes blafardes, les corps étendus parterre, les cris et les larmes, se ruent des infirmiers, des médecins et des aides-soignants, tous habillés du même costume que les hommes de la Croix Rouge. Il parait que la Saine Barbe est arrivée tôt cette année ! Sinon, que Dieu les bénisse !

Après des détours aigus et des trajets sinueux dans de sombres ruelles, j’arrive finalement à destination. Un regard furtif à gauche, un autre à droite, et mon garde du corps me donne l’autorisation de sortir du véhicule en sûreté ; puis m’escorte rapidement à l’intérieur de l’énorme château aux couleurs macabres. A l’intérieur, je rencontre quelques-uns de mes collègues, ainsi que des personnalités religieuses qui feignent un salut avant de retourner à leurs ruminations orthodoxes. Une belle femme portant un masque m’oriente vers une salle au fond d’un couloir sinistre. On m’installe sur une chaise. Je ferme les yeux. Inspiration. Désinfection. Ponction. Injection. 

Expiration. Enfin, moi, Untel, quarante ans, en parfaite santé – Hamdoullah ! – député de la région de Beyrouth, représentant du peuple Libanais, suis vacciné contre la Covid-19. Mais quel processus trivial, simple, même gratuit ; alors, pourquoi ne vous faites-vous pas vacciner ?