Un tribunal ecclésiastique instruit au Liban le procès de ce missionnaire hollandais, qui avait su concilier développement et foi

Mercredi 9 février 2022

Le baptême d’un enfant à Barqa par le père Nicolas Kluiters. Photo DR

 

In L'Orient Le-Jour par Fady Noun, le mercredi 9 février 2022 ​

Un procès en vue de la béatification du prêtre jésuite hollandais, Nicolas Kluiters (prononcer Kleuyters), enlevé le 14 mars 1985, en pleine guerre libanaise, sur une route de la Békaa, torturé et tué, s’est ouvert samedi 22 janvier à Beyrouth. La séance du tribunal ecclésiastique chargé d’instruire son dossier, qui sera ensuite étudié à Rome, s’est tenue dans une salle de la grande église Saint-Joseph des pères jésuites. Elle était présidée par le vicaire apostolique de Beyrouth pour les latins, César Essayan. Pour marquer l’événement, Mgr Essayan a célébré ce même jour une messe à laquelle ont assisté, venus nombreux, les habitants de Barqa (Békaa-Nord), un village maronite du périmètre Chlifa-Aïnata-Nabha dont le père Nicolas était le curé, et qui le tiennent pratiquement tous pour un saint.

Né à Delft (Hollande) en 1940, Nicolas Kluiters est entré en 1966 chez les jésuites après avoir étudié les beaux-arts. Il renonce au pinceau comme saint Pierre avait renoncé à ses filets. Au terme des dix années suivantes, ayant parachevé ses études de théologie, il est ordonné prêtre. Il séjourne au Liban, apprend l’arabe et obtient un diplôme d’assistant social de l’Université Saint-Joseph. Puis, en 1976, en concertation avec ses supérieurs, en particulier avec le père Peter-Hans Kolvenbach, supérieur général des jésuites, il débarque au Liban en mission.

Dans un premier temps, le père Kluiters rayonne dans la Békaa, depuis le couvent de Taanayel, avec trois autres compagnons, les pères Hans Putman, Hani Rayess et Tony Aoun effectuant, avec l’assistance de diverses congrégations religieuses féminines (Saints-Cœurs, salésiennes, franciscaines missionnaires de Marie, petites sœurs, religieuses de Jabboulé), divers apostolats classiques : messes et confessions, baptêmes et enterrements, catéchisme et formation à la première communion, soirées évangéliques, retraites spirituelles et activités de jeunes, etc. En 1981, à la demande de Mgr Georges Iskandar, archevêque maronite de Zahlé, il est nommé curé de Barqa (Baalbeck-Hermel).

Une photo du père Nicolas Kluiters (à g.) avec Ghassibé Keyrouz, un catéchète qui fut tué dix ans avant lui de la même manière, dans la Békaa, en route pour son village de Nabha. Le père Nicolas restera impressionné par le testament prémonitoire laissé par Ghassibé, sur sa table de travail, dans lequel il pardonne par avance à ses assassins éventuels. Photo DR

Une photo du père Nicolas Kluiters (à g.) avec Ghassibé Keyrouz, un catéchète qui fut tué dix ans avant lui de la même manière, dans la Békaa, en route pour son village de Nabha. Le père Nicolas restera impressionné par le testament prémonitoire laissé par Ghassibé, sur sa table de travail, dans lequel il pardonne par avance à ses assassins éventuels. Photo DR

Les défis des années 80

Simplement énumérées, les tâches pastorales confiées aux jésuites de la Békaa n’ont l’air de rien. Fatigantes, oui peut-être, mais sans risques. Du moins en période de paix. Or la paix était loin d’être acquise, avec l’éclatement de la guerre civile au Liban en 1975.

La grande œuvre de ce prêtre hors du commun, c’est d’avoir su associer étroitement foi et développement. À son arrivée au village, la grande question que se posaient les habitants était : faut-il rester ou partir? Contaminé par le climat malsain de la guerre, le village souffrait de son encerclement géographique et des risques qu’il fallait prendre pour se déplacer, sortir de la région, se rendre dans la capitale. Et, comme beaucoup d’autres villages, de ses insuffisances économiques et de ses querelles de clocher. Dans les églises Saint-Michel et Saint-Joseph, situées aux deux extrémités du village, les familles antagonistes y faisaient messes à part.

C’est d’abord le contexte interne qui constitue le plus grand défi pour Nicolas Kluiters. Dans ses notes personnelles, il écrit : « Le miracle de ma vocation dans la Békaa est que j’ai pu vivre la transformation des habitants d’un village qui se battaient entre eux, et qui ont été changés en hommes qui construisent ensemble leur avenir. »

Pour le faire, le père Kluiters va habilement user de toutes ses compétences de prêtre et d’assistant social. À mi-chemin des chapelles qui se dressent aux deux extrémités du village, il construit une école complémentaire et pousse les religieuses de la congrégation des Saints-Cœurs à s’y établir. Familier de la religiosité populaire, il dessine un chemin de croix en plein air. Il met aussi en chantier divers travaux d’utilité publique : terrassements, rigoles d’irrigation, réservoirs d’eau, plantations d’arbres fruitiers (un moyen pour combattre la culture illégale du haschisch), ateliers de confection (en collaboration avec une usine textile de Beyrouth), percement d’une route conduisant aux vergers éloignés et construction d’une église pour les bergers, mise en place d’un dispensaire (avec l’Ordre de Malte).

Ces projets rassembleurs prédisposent en sa faveur les habitants, d’abord étonnés de sa présence. Avec le temps, la population s’acclimate. Délibérément, le prêtre hollandais n’aura d’abord d’autre logement que celle de l’hospitalité que les habitants lui offrent. Par ailleurs, il ne craint pas de circuler, ayant sillonné la Békaa plusieurs années auparavant. Tous les jours, il se rend à Hermel (Békaa-Nord) pour dire la messe chez les petites sœurs de Charles de Foucault. L’arabe appris qu’il articule, et que la population comprend difficilement, se mâtine progressivement. « Il finira par le parler avec l’accent du Nord », sourit le père Thom Sicking, le vice-postulateur de sa cause.

À l’ouverture du procès ecclésiastique présidé par Mgr César Essayan, vicaire apostolique de Beyrouth pour les latins, en vue de la béatification du père Nicolas Kluiters s.j. Photo F.N. À l’ouverture du procès ecclésiastique présidé par Mgr César Essayan, vicaire apostolique de Beyrouth pour les latins, en vue de la béatification du père Nicolas Kluiters s.j. Photo F.N.

Itinéraire fatidique

Hélas, avec le temps et le succès rencontré par les projets mis en chantier, des groupes hostiles prennent ombrage de cet homme qui contrecarre leur influence et leurs plans, selon le père Thom Sicking. Le père Kluiters dérange.

En 1984, un an avant sa mort, le père Nicolas s’était rendu à Rome pour un temps de retraite. Il pensait que sa mission à Barqa était accomplie et envisageait une mission au Soudan. Toutefois, le père Kolvenbach en jugea autrement. Décision fut donc prise de rentrer à Barqa « pour consolider le travail accompli », malgré les dangers réels de cette mission.

Le père Thom Sicking compare cette décision à celle des moines de Tibhérine (Algérie) qui avaient choisi, par solidarité avec la population, de rester dans leur monastère malgré les risques encourus du fait des groupes islamiques qui sévissaient à l’époque en Algérie. Ils en payèrent le prix et furent enlevés et décapités. Ils ont été béatifiés le 26 janvier 2018. Pour Nicolas Kluiters, comme pour eux, le martyre arriva, selon le mot du père Kolvenbach, « non comme une surprise, mais comme le fruit d’un long mûrissement vécu en union avec l’offrande du Christ, son Seigneur crucifié et ressuscité ». Aucune partie officielle n’a jamais identifié les ravisseurs et assassins du prêtre.

Présent lors du constat officiel du décès, le père Thom Sicking se souvient : « Je l’ai reconnu à son bras. Il n’avait pratiquement plus de visage, on l’aurait cru emporté par un coup de hache. » « Le médecin légiste m’a dit qu’il n’a jamais vu un corps aussi affreusement torturé, ajoute-t-il. Je me suis consolé en me disant qu’on ne meurt qu’une fois. Chacun des coups qu’on a porté à Nicolas aurait suffi à le tuer. La haine ! »

Signalé par un vol de corbeaux, le corps supplicié a été découvert au fond d’un gouffre de la région, après deux semaines de recherches. Remonté à grand peine, Nicolas Kluiters « n’avait plus d’apparence humaine » (Isaïe, 52).

On ne sait pas si, comme Jésus, Nicolas Kluiters a pardonné à ses bourreaux, mais sa vie permet de le croire. Ce que l’on sait cependant, c’est qu’il n’avait pas couru vers la mort, mais que pressé par le temps il avait emprunté à son retour de Hermel un itinéraire qui passait par des villages où certains groupes lui étaient hostiles, et qu’il déconseillait à ses amis de prendre.

On sait par des témoins de l’époque qu’il a été intercepté et obligé de s’arrêter, des tirs ayant crevé les pneus de sa voiture et qu’il a tenté de fuir à pied, avant d’être atteint lui-même par une balle et capturé, non sans s’être débattu. Le reste est facile à imaginer.