L’humanité en simulation

Nour Obeid
Lundi 28 mars
Organisateurs

« Il est une chose admirable qui surpasse toujours la connaissance, l’intelligence, et même le génie, c’est l’incompréhension ». C’est ainsi que l’écrivain oulipien Hervé Le Tellier commence le premier chapitre de son roman L’Anomalie. D’emblée, le mathématicien nous présente un avant-goût de cette aventure énigmatique et jubilatoire qu’est son roman. L’Anomalie, qui a remporté l’incontournable prix Goncourt en 2020, envisage avec une virtuosité implacable notre futur immédiat à partir d’un événement insensé qui bouleverse la vie des passagers d’un vol Paris-New York.

           Ce roman, structuré autour de trois grandes parties et publié aux éditions Gallimard, tient du prodige et de l’inexplicable. En effet, le vol 006 décolle de Paris le 10 mars 2021 et il atterrit quelques heures plus tard à New-York. Trois mois plus tard, le 24 juin 2021, le même appareil demande à amorcer sa descente sur New-York. On le lui interdit, on le déroute vers une base militaire où voyageurs et membres d’équipage sont pris en charge par le FBI, la NSA et autres agences et organismes américains bien connus. Les passagers ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive : certes, ils ont essuyé une énorme tempête de grêle durant le vol, mais tout d’un coup, le temps est revenu à la normale. Le monde entier s’affole. Malgré le protocole 42, mis au point par deux brillants mathématiciens, pour justifier ce phénomène, l’invraisemblable se poursuit : les passagers de mars vont rencontrer leurs doubles de juin !

Voilà une aventure incroyable qui secoue le monde. Cette duplication conduira donc à de vifs débats dans la société sur le plan religieux, scientifique, philosophique et politique.

Toutefois le mystère demeure : l’un des personnages s’est suicidé mais son alter-ego est toujours vivant, une femme est aujourd’hui enceinte alors que son double ne l’est pas, un couple s’est séparé en mars mais en juin pas encore, deux petites filles qui sont la même petite fille vont enfin pouvoir parler entre elles d’un secret jamais révélé, un petit garçon se retrouve avec deux mêmes mamans. Le thème du double est exploité d’une manière aussi réaliste que surprenante. Chacun se trouve confronté à son passé, à ses rêves et à ses secrets. D’ailleurs l’auteur s’amuse à évoquer son livre et, peut-être lui-même, à travers une mise en abyme. Peut-on enfin revenir sur ce qui a été fait ? Peut-on défaire et améliorer ce qui a été manqué ?

         Dans ce roman particulièrement bien écrit et construit comme un film catastrophe américain, on suit plusieurs personnages clés qui ont vécu un événement commun en appréciant les incidences que cet événement aura sur leur vie. Le lecteur doit donc s’adapter en permanence aux changements de points de vue de ces 12 personnages, auxquels viennent s’ajouter des scientifiques, des chefs d’états et des dignitaires religieux. La construction périlleuse de l’œuvre littéraire est maîtrisée au point de n’être ni lassante ni déroutante tout en ménageant des allusions aux présidents Trump et Macron et à la pandémie du Coronavirus.

            Ce récit atypique n’empêche pas le lecteur de s’interroger sur l’humanité de tout un chacun, et sur le dialogue que chaque personne pourrait avoir avec son double. Porté par un scenario digne des plus grands films hollywoodiens, Le Tellier tisse un très beau roman où se mélangent suspens, intelligence artificielle, métaphysique, le tout bien secoué, et explosant joyeusement en pleine face. Ce roman n’est pas un récit d’aventures. C’est une quête, une réflexion sur le monde.