Conférence et inauguration de la Salle Sélim Jahel à la Faculté de droit et des sciences politiques

« La justice libanaise : le juge, l’institution »
24 février 2023
Collaborateurs


En hommage à Sélim Jahel, éminent magistrat, professeur de droit et ministre, disparu en 2019, une conférence intitulée « La justice libanaise : le juge, l’institution », a été organisée par la Faculté de droit et des sciences politiques (FDSP) le 24 février 2023, à l’amphithéâtre Gulbenkian du Campus des sciences sociales de l’USJ, rue Huvelin, en présence du Recteur de l’USJ, le Professeur Salim Daccache s.j., du Doyen de la Faculté, le Professeur Marie-Claude Najm Kobeh, ainsi que des professeurs Fayez Hage-Chahine, doyen honoraire et Léna Gannagé, ancien doyen de la Faculté et professeur à l’Université Paris II, de Me Joseph Khoury-Hélou, avocat et ancien magistrat, de la famille du Professeur Jahel et de juges, avocats, amis et étudiants. La conférence a été suivie de l’inauguration de la salle des professeurs qui porte désormais le nom de salle Sélim Jahel.  

Dans son mot d’accueil, Cynthia Ghobril Andrea, directrice de la Fondation USJ, partenaire de cette initiative, a précisé que Sélim Jahel a œuvré sans relâche pour mobiliser les contacts français et libanais afin de soutenir l’Hôtel-Dieu de France, ainsi que la FDSP et ses étudiants. La directrice de la Fondation a annoncé l’officialisation de l’engagement de l’université avec la famille Jahel, par la signature du protocole d’entente entre le recteur et Mme Nelly Jahel : « un engagement », affirme Cynthia Ghobril Andrea, « qui est un bel exemple de solidarité en cette période de crise continue ».

Prenant la parole lors de la séance d’ouverture, la soirée de commémoration a été placée, selon le Doyen Marie-Claude Najm Kobeh sous le signe de la joie et de l’émotion. Pour rendre hommage à Sélim Jahel, le thème de la justice « s’est imposé comme une évidence », indique-t-elle d’emblée. « Mais ce thème, ajoute-t-elle aussitôt, est entaché d’un goût amer en ces temps de justice délétère. Une justice désarticulée, moribonde, victime des pratiques effarantes du non-droit, livrée aux appétits des prédateurs, dans un Etat dépouillé de toute souveraineté. (…) Quel hiatus, quel gouffre profond, avec les valeurs et le parcours de Sélim Jahel », observe le Doyen de la FDSP.

Un parcours d’« enseignant-chercheur, d’abord, à la faculté de droit de l’USJ, avant de s’envoler vers l’Université Panthéon-Assas Paris II, dont il était devenu professeur émérite ». Un parcours marqué, selon Marie-Claude Najm, par « la richesse de sa culture juridique, tournée à la fois vers le monde occidental et le monde musulman, transcendant les cloisonnements des disciplines ».

« Le parcours du magistrat, ensuite. Président de la cour d’appel de Beyrouth, il a façonné de grands et beaux arrêts », souligne le Doyen de la FDSP. « Président de l’Institut des études judiciaires, il n’a eu de cesse de renforcer la culture juridique et générale, l’ouverture aux systèmes étrangers ».

« Le parcours politique, enfin. Si, pour certains, affirme-t-elle, il semblait parfois extrême dans ses positions, manquant de tolérance, c’est parce qu’il était violemment intolérant à l’obscurantisme, à la médiocrité, à la régression. Parce que la nation libanaise qu’il a voulue, qu’il a rêvée, aux côtés de Bachir Gemayel, son ancien étudiant, est celle de l’ouverture et des libertés. Au fil des fonctions qu’il a exercées, Sélim Jahel a toujours fait entendre la seule voix qui mérite d’être entendue, celle du droit, celle des institutions ».

Ayant fait le constat du non-droit, Sélim Jahel refusait toutefois de se résigner, écrivant que « l’espérance d’un retour à l’Etat de droit ne doit jamais abandonner la pensée des juristes » et soutenant à cet effet la Faculté, dans laquelle il voyait, selon le Doyen Najm, « le vivier de la lutte pour le droit ». Cette espérance, conclura-t-elle, « c’est en l’Homme qu’il la puisait ». « Elevé dans une famille où l'on inculquait le Juste, le Vrai, le Beau, Sélim Jahel ne pouvait ressembler à rien d'autre qui ne fut lui-même ».  

Prenant ensuite la parole, le Pr Salim Daccache a évoqué « la dimension morale dans le fait de donner le nom de Sélim Jahel à cette salle mythique ». Elle devient, poursuit-il, « l’habitat et l’espace duquel rayonnent les multiples valeurs et vertus de Sélim Jahel, synonyme de science, d’intégrité et de libanité ». Daccache a souligné le refus opposé par le magistrat à toute forme d’intrusion politique, l’illustrant d’un exemple : « Lors d’un litige survenu (au début des années soixante) entre le gouvernement libanais et la compagnie Air France, Sélim Jahel, alors jeune juge des référés en charge de l’affaire, avait rejeté un arrangement politique entre l’ancien président de la République française Charles de Gaulle et l’ancien chef d’État libanais Fouad Chéhab, qui visait à suspendre les poursuites contre la compagnie aérienne », a relaté le recteur de l’USJ. Sélim Jahel aurait rétorqué au futur président Élias Sarkis, alors directeur du cabinet présidentiel, chargé de lui notifier le message, que « la politique s’arrête aux portes du Palais de justice ». « Pour mieux sauvegarder les intérêts du Liban, il a rendu un jugement bien différent de l’accord présidentiel », a souligné le P. Salim Daccache, relevant que « cela lui a valu une lettre de félicitations de la part du président français ».

Sélim Jahel s’est attelé donc, durant sa vie, « à mettre sur pied une magistrature d'excellence, forte et solide comme un chêne », confirme de sa part son fils André, clôturant la séance d’ouverture avec le mot de la famille. « Depuis la guerre, poursuit-t-il, il est resté préoccupé par la francophonie en chute libre au Liban et par le destin du pays, rêvant d'une réforme en profondeur de tout le système libanais, réforme qui déboucherait sur un véritable État-nation, loin de toute corruption. Intransigeant et plaçant l’éthique au-dessus de tout, il a inculqué à ses étudiants des valeurs de rigueur, de précision et de courage. Il n’aimait ni les salamalecs ni parler à la première personne, encore moins les titres pompeux et les honneurs ».

Présentant la première communication de la table ronde, le doyen Fayez Hage-Chahine a présenté un exposé magistral sur les quatre dimensions de la justice, montrant par l’analyse approfondie comment Sélim Jahel a incarnées chacune de ces dimensions dans toute leur plénitude : al-adl, ou la justice comme vertu, comme sentiment et comme droit de l’homme ; al-adala, qui en est la mise en application, la justice étant alors le pouvoir qui impose la souveraineté du droit quelle qu’en soit la source, divine, étatique ou arbitrale ; al-qoudat ou les juges, porteurs de la balance pour mesurer et du glaive pour trancher, et qui doivent s’armer de rectitude, de science et de courage, cette dernière qualité étant selon le Doyen Hage-Chahine la garante véritable de l’indépendance du juge ; et enfin al-qada’, la justice comme institution. Il a enfin achevé sa communication sur une note d’espoir en affirmant, exemples à l’appui, que le redressement de l’Etat est possible car l’effondrement a frappé l’Etat mais non la Nation.

S’interrogeant, à l’occasion de la commémoration du souvenir de Sélim Jahel, sur l’état de la justice libanaise, le doyen Léna Gannagé est revenue sur le « renversement très violent de la hiérarchie des valeurs et des principes juridiques », qui ont pu « donner l’impression que la décomposition de l’institution judiciaire avait atteint un point de non-retour ». Elle évoque « l’idée communément répandue aujourd’hui que (…) les racines de la crise étant politiques, le remède ne peut être que politique », pour considérer que cette explication « paraît un peu réductrice de la complexité des symptômes qui affectent la justice libanaise ». En effet, « la crise de la justice est aussi le reflet de celle que traverse la société libanaise en proie à une profonde crise de valeurs. Avant l’institution judicaire, c’est la justice en tant que valeur, la culture du juste ou encore l’impératif de justice, qui s’est considérablement affaibli » au lendemain de la guerre civile, avec l’adoption de la loi d’amnistie et l’absence de mise en place d’une commission de réconciliation véritable ou d’un processus de justice transitionnelle : « ainsi se trouvait mis en place un marché redoutable et qui tient dans une proposition assez simple : renoncer à l’impératif de justice au profit de la paix sociale ». « Depuis 1991, ajoute-t-elle, cette équation dangereuse n’a jamais cessé de gouverner la vie libanaise ». Or ce sacrifice systématique de l’impératif de justice « non seulement n’a jamais eu pour effet de permettre l’édification d’une paix durable (…) mais a conduit à enraciner, auprès d’une partie importante de la classe politique libanaise, cette culture de l’impunité et de l’irresponsabilité qui prévaut depuis la fin de la guerre ». S’interrogeant dans un second temps sur l’avenir, Mme Gannagé a regretté le recours aux généralisations abusives, appelant à soutenir les juges indépendants qui font leur travail dans des conditions difficiles, à l’adoption de la loi sur l’indépendance de la justice, « à condition qu’elle ne soit pas vidée de son contenu » et à un « assainissement de l’institution judiciaire » qui ne pourra s’opérer, précise-t-elle toutefois, « sans un changement des forces politiques en présence ».

Prenant enfin la parole, Me Joe Khoury-Hélou, ancien magistrat et élève de Sélim Jahel, a mis en avant les efforts entrepris par ce dernier pour moderniser l’Institution de la Magistrature. Lui rendant hommage, il a brossé un tableau de la justice libanaise, depuis la déclaration du Grand Liban jusqu’à nos jours, regrettant l’époque d’avant-guerre durant laquelle la magistrature libanaise était la fierté du pays, et déplorant l’intrusion du communautarisme et du clientélisme dans la justice. Si la Constitution a consacré le principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la justice, la réalité est tout autre dès lors que dans notre système inspiré du système français « le magistrat est assujetti, depuis son recrutement jusqu’à sa paie, en passant par sa promotion et affectation, au bon vouloir de l’Exécutif », le principe dit de l’inamovibilité du juge n’ayant jamais été une garantie. Il en appelle enfin à résister à l’injustice de « fustiger le corps judiciaire tout entier à cause de renégats qui l’infestent » et reconnaît que « d’excellents magistrats, agissant dans la discrétion et l’anonymat le plus noble, rendent une vraie justice ».

Les communications ont été suivies d’un débat avec le public, avant que les présents ne se dirigent vers le premier étage pour inaugurer la Salle Sélim Jahel autour d’un vin d’honneur.

 

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Article de L'Orient le Jour

Communication du Doyen Marie-Claude Najm Kobeh

Communication de M. Andre Jahel

Communication du Doyen Fayez Hage Chahine

Communication de Me Joseph Khoury Helou

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