Entretien avec le Pr Annie Tohmé Tabet : Un projet CEDRE au cœur de la mémoire et du trauma

Mardi 11 mars 2025

Dans le cadre du programme CEDRE, le Pr Annie Tohmé Tabet, professeur au Département de sociologie et anthropologie de la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), mène un projet de recherche interdisciplinaire intitulé « Une approche sensible des catastrophes : corps, espaces, mémoires et explosions. Les cas du port de Beyrouth et de l’usine AZF de Toulouse ». Ce projet, fruit d’une collaboration entre des chercheurs et doctorants libanais de l’USJ et français de l’Université Lyon II, s’intéresse à la perception et aux impacts du trauma sur le corps humain et la mémoire collective.

Le programme CEDRE : un levier pour la recherche franco-libanaise

Le programme CEDRE, partenariat Hubert Curien franco-libanais, vise à encourager les échanges scientifiques d’excellence entre les laboratoires des deux pays. Il favorise les collaborations interdisciplinaires, l’implication des jeunes chercheurs et la mise en place de cotutelles de thèse. Une attention particulière est portée aux projets contribuant au développement du Liban et répondant aux défis liés à la crise actuelle.

Dans ce cadre, le projet mené par le Pr Tohmé Tabet et son équipe s’inscrit dans une dynamique de comparaison entre deux événements majeurs : l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et celle de l’usine AZF de Toulouse en 2001. L’objectif est d’étudier la manière dont les corps et la mémoire réagissent face à ces catastrophes, tout en analysant les comportements, les perceptions et les séquelles laissées par ces événements.

Une équipe pluridisciplinaire pour une étude approfondie

Le projet, co-financé par le Conseil de recherche de l’USJ, réunit des spécialistes de différentes disciplines :

  • Le Pr Annie Tohmé Tabet – Cheffe de projet, sociologue et anthropologue de l’urbain et enseignante chercheuse au Département de sociologie et anthropologie à la FLSH
  •  Mlle Rita Zaarour – Géographe de l’urbain et chef du Département de géographie à la FLSH.
  •  Le Pr Liliane Barakat – Professeur à l’USJ et géographe spécialisée dans l’urbanisme.
  •  Le Pr Ass. Boutros Ghanem – Cheffe du département de psychologie à la FLSH et psychologue spécialiste du trauma chez les enfants.
  • Le Dr Charbel Skaff – Maître de conférences à l’USJ et psychologue spécialiste du deuil et des disparitions causées par les guerres.

Face aux enjeux soulevés par cette étude, d’autres chercheurs ont exprimé leur intérêt, ce qui devrait permettre l’élargissement de l’équipe et la diversification des approches disciplinaires et méthodologiques.

Méthodologie et défis de la recherche

L’étude se déploie en deux phases principales :

  1. Une enquête de terrain exhaustive, prévue à partir d’avril 2025. Elle sera menée via un questionnaire validé par un comité d’éthique. Cette enquête, directement reliée à une base de données, vise à obtenir une analyse statistique des perceptions et des réactions des membres des ménages résidant à proximité du port de Beyrouth touchés par l’explosion.
  2. Des entretiens approfondis, prévus à partir de mai-juin 2025. Ces entretiens permettront d’explorer plus en détail les vécus et les mémoires des personnes ayant vécu l’événement.

L’un des défis majeurs réside dans la réticence de certains habitants à témoigner ou à retourner dans les quartiers touchés. De plus, le questionnaire initial a dû être adapté après une première phase de test, notamment pour intégrer un volet plus poussé sur les séquelles psychologiques.

Le projet intègre également une approche comparative entre générations. Comment les individus ayant vécu la guerre civile perçoivent-ils ce nouvel événement traumatisant ? Comment les plus jeunes, qui n’ont pas connu la guerre, réagissent-ils face à une catastrophe soudaine ? Ces questions sont au cœur de l’analyse des chercheurs. 

Comparaison avec le cas français : des contextes différents mais des enjeux similaires

Si l’équipe lyonnaise ne prévoit pas d’enquête exhaustive en raison de l’ancienneté de l’événement d’AZF, la grille des entretiens a été harmonisée afin de permettre une comparaison pertinente entre les deux contextes. Une différence notable réside dans la temporalité : l’explosion du port de Beyrouth est encore très récente et ses impacts restent profondément ancrés dans la mémoire collective, alors que l’explosion d’AZF appartient à une histoire plus lointaine.

De plus, l’environnement urbain et social dans lequel se sont déroulées ces catastrophes est différent. À Beyrouth, l’explosion a ravagé des quartiers densément peuplés et historiquement marqués par des conflits, exacerbant le sentiment de précarité et d’insécurité. À Toulouse, bien que l’impact ait été considérable, l’explosion s’est produite dans un contexte où les infrastructures et les dispositifs d’accompagnement psychologique étaient mieux structurés.

Vers une valorisation des résultats

Les travaux issus de cette recherche donneront lieu à plusieurs formes de diffusion :

  • Une publication scientifique commune avec l’équipe lyonnaise, permettant une mise en perspective des résultats.
  • Un séminaire ou une table ronde à l’USJ, où les chercheurs pourront présenter leurs résultats et échanger sur les thématiques du corps, de la mémoire et du trauma.

Perspectives et impact du projet

Au-delà des contributions académiques, cette recherche vise à sensibiliser aux enjeux de la mémoire collective et du trauma post-catastrophe. En comprenant mieux les mécanismes de résilience et d’adaptation des individus face à ces événements, il devient possible de proposer des recommandations pour améliorer la prise en charge des victimes et renforcer les politiques de prévention des risques.

Grâce au soutien du programme CEDRE, cette recherche pionnière contribue à une meilleure compréhension des effets des catastrophes sur les populations et offre des perspectives précieuses sur les dynamiques de résilience face aux traumatismes collectifs. Le travail interdisciplinaire engagé dans ce projet permet non seulement de croiser les regards entre différentes disciplines, mais aussi de renforcer la coopération scientifique franco-libanaise dans un domaine crucial pour l’avenir du pays.