Journée mondiale de la traduction à l’ETIB

Qu’aurait pensé saint Jérôme de l’ Intelligence artificielle ?
Lundi 13 octobre 2025
Campus des sciences humaines


 

 

Fady NOUN

A l’occasion de la Journée mondiale de la traduction (30 septembre), l’École de traducteurs et d’interprètes de Beyrouth (ETIB), cœur battant de la Faculté de langues et de traduction de l’USJ, a inauguré deux salles nouvellement équipées d’un matériel de pointe, grâce à une généreuse donation de l’association suisse ALAM (Liban Avenir Meilleur) : la Salle Joseph Zaarour, qui devient un lieu adapté aux visioconférences, séminaires, tables rondes et soutenances à distance, répondant aux besoins d’un monde académique toujours plus connecté, et la Salle Saint-Jérôme, destinée aux étudiants, espace privilégié pour la formation en interprétation et l’organisation de rencontres académiques.

En outre, pour marquer le 45ème anniversaire de la fondation de l’ETIB, un protocole d’entente a été signé entre le Recteur de l’USJ et la Doyenne de la Faculté de langues et de traduction, Pr Gina Abou Fadel Saad, visant à constituer un fonds de bourses auquel pourraient souscrire les amis et partenaires de l’ETIB. La Directrice de la Fondation USJ, Mme Cynthia Ghobril Andrea, a souligné que ce fonds est censé « soutenir les étudiants de l’ETIB, afin que leur avenir soit à la hauteur de leurs rêves ».

Lors de la cérémonie d’inauguration, plusieurs intervenants ont exploré les enjeux contemporains de la traduction, à commencer par la doyenne de la Faculté de langues et de traduction, qui a évoqué l’évolution de la discipline vers une véritable science – la traductologie.

« Si la technologie est aujourd’hui omniprésente dans le métier de traducteur, elle ne remplace pas l’humain : elle exige au contraire une adaptation constante, une veille technologique et une formation toujours plus pointue qui tire le meilleur profit des outils de l’intelligence artificielle, a affirmé Mme le professeur Saad. Et d’insister sur « le développement de compétences transversales indispensables aux professionnels du langage à l’ère numérique : pensée critique, adaptabilité, intelligence émotionnelle, créativité, etc ».

« Si l’IA est un outil, elle ne saurait supplanter la finesse humaine. Les traducteurs et interprètes doivent donc devenir des professionnels « augmentés », capables de maîtriser la technologie pour mieux la mettre à leur service », a-t-elle conclu.

 

« Un acte de recréation »

La directrice de l’ETIB, Pr ass. Mary Yazbeck, est intervenue à son tour pour rappeler que traduire, loin d’être un simple exercice technique, est « un acte de recréation ». Pour elle, « traduire, c’est offrir à la pensée une seconde vie, dépasser les mots pour en extraire le sens et la portée humaine ».

La        directrice de l’ ETIB a plaidé pour une approche qui valorise la localisation, l’adaptation culturelle, et qui renforce le rôle stratégique des traducteurs comme « bâtisseurs de passerelles entre les cultures », en particulier dans le contexte arabe. A ce sujet, elle a  souligné l’importance de développer la langue arabe dans le domaine technologique pour qu’elle nourrisse, à terme, les grands modèles de langage.

 

Priorité à la quête du sens

 

Le débat fondamental autour de la fidélité en traduction a été relancé par le recteur de l’USJ, Pr Salim Daccache s.j. Il a évoqué l’ancienne controverse entre saint Augustin et saint Jérôme qui « revendiquait la traduction sens à sens plutôt que mot à mot, convaincu que la fidélité véritable ne réside pas dans la lettre mais dans le sens vivant qui éclaire les mots », a affirmé très justement le recteur de l’USJ en appelant à « donner la priorité à la quête du sens plutôt qu’à la lettre, car la littéralité ne donne pas toujours sens. »

 

L’IA nous joue des tours

 

Dans la table ronde au titre évocateur « Saint Jérôme à l’épreuve de l’intelligence artificielle », Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue et enseignant chercheur, était le conférencier principal. Il a plaidé pour une « vigilance épistémique » face à une technologie qui, bien qu’efficace, reste sujette à subjectivité et erreurs. Il a mis en garde contre la confiance aveugle dans ces systèmes et a alerté sur les limites actuelles de l’IA, insistant sur le fait que les intelligences artificielles, bien que performantes, héritent des biais cognitifs humains. Il a démontré que les IA reflètent souvent nos propres biais et croyances, ce qui peut conduire à une perception biaisée de la réalité, voire à des malentendus profonds.

 

Défis de la formation

Exposant les différents défis liés à l'intégration des technologies dans la formation des traducteurs et des interprètes, Mme le professeur Lina Sader Feghali (ETIB) a mis en garde contre le phénomène des IA autophages, notant que « les IA s’entraînent de plus en plus sur des contenus produits par d’autres IA, ce qui entraîne la génération de contenus de plus en plus imprécis et incohérents ainsi que l’appauvrissement et l’uniformisation des langues ».

Selon elle, l’IA est quand même là pour durer, et que la mission de toute institution de formation, comme l’ETIB, est « de former de futurs professionnels qui savent réfléchir, agir et réagir en êtres humains créatifs et non en automates »,  autrement dit « d’investir dans les compétences intrinsèquement humaines », affirme-t-elle. « C’est en apprenant à interagir de manière constructive avec les outils d’IA que le traducteur humain apprendra à ne pas se contenter de la qualité suffisante que la machine peut produire mais œuvrera afin de la défier voire de la surpasser », a-t-elle soutenu.

Quant au professeur Bart Defrancq (Université de Gand), il a présenté l’expérience de l’usage des outils d’aide à l’interprétation (OAI) en cabine, soulignant des résultats mitigés selon les profils d’utilisateurs et insistant sur l’importance de la formation aux nouvelles technologies.

Enfin, Nidale Noun, chef de gestion des conférences à l’ESCWA, la commission économique et sociale de l’ONU pour l'Asie occidentale, elle a rappelé le rôle essentiel du traducteur en tant que créateur de sens. Pour elle, la clé reste la pertinence du message : « Does it make sense? » – une question universelle qui transcende les outils.

 

La Journée mondiale de la traduction à l’ETIB, cette année,  confirme une fois de plus que si l’intelligence artificielle transforme profondément les pratiques, elle ne saurait remplacer l’intelligence humaine. Elle confirme surtout la mission de l’ETIB, celle de former des professionnels qui s’approprient les technologies tout en restant porteurs d’une vision éthique et humaniste de leur profession.