La Faculté des lettres et des sciences humaines Ramez G. Chagoury (FLSH) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) a organisé un colloque international intitulé « Que peuvent les sciences humaines ? », en collaboration avec l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), l’Institut français du Liban et l’Institut français du Proche-Orient.
Cette rencontre a réuni universitaires, étudiants et personnalités du monde intellectuel et politique, dont Son Excellence M. Ghassan Salamé, ministre de la Culture, le R.P. François Boëdec s.j., Recteur de l’USJ à partir du 5 janvier 2026, représentant le Pr Salim Daccache s.j., Recteur actuel ; Mme Isabelle Picault, conseillère adjointe de coopération et d’action culturelle à l’ambassade de France, ainsi que le Pr Carla Eddé, Vice-recteur aux relations internationales et représentante personnelle du président de la République libanaise auprès de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Prenant la parole en premier lors de la séance inaugurale, Mme Stéphanie Jabre Hage, chef du Département de lettres françaises, a rappelé l’importance de célébrer la pensée et la poésie dans une époque dominée par les contraintes matérielles. S’inspirant du discours à Stockholm du poète Saint-John Perse, elle a souligné que les sciences humaines, tout comme les sciences dites exactes, participent d’un même mouvement d’interrogation du monde. Elle a insisté sur la nécessité d’un dialogue entre la rigueur scientifique et la réflexion critique, affirmant que « si les sciences permettent d’agir et de construire, elles doivent être limitées par une pensée qui en interroge les finalités ».
Dans une société bouleversée par les transformations technologiques et environnementales, elle a mis en garde contre le risque de décisions hâtives et irréversibles, rappelant que les sciences humaines ne se bornent pas à critiquer : « Elles rendent l’action possible en nourrissant l’imaginaire collectif et les valeurs communes ». Selon elle, toute action trouve son impulsion première dans une idée, et ce sont les humanités qui fournissent l’horizon symbolique et intellectuel à partir duquel la société peut agir. Mme Jabre Hage a également rejeté les représentations réductrices des humanités comme disciplines déconnectées du réel, rappelant qu’elles ne sont pas moins rigoureuses ni moins exigeantes que les sciences exactes. Elles constituent, a-t-elle conclu, une manière de penser le monde dans sa profondeur humaine et non dans sa seule utilité.
La Doyenne de la FLSH, le Pr Myrna Gannagé, a ensuite élargi la réflexion à la dimension existentielle et sociale des sciences humaines. Dans un monde en perte de repères, a-t-elle affirmé, ces disciplines éclairent ce que le sens commun obscurcit et rendent visible ce que le monde voudrait taire. Elle a décrit les humanités comme une école de liberté intérieure, « essentielle pour préserver la mémoire, la lenteur de la réflexion et la profondeur du sens face à la vitesse des mutations techniques ». S’appuyant sur des exemples tirés de sa pratique de psychologue, elle a évoqué les visages marqués par la violence et les silences de l’effroi rencontrés à l’hôpital, soulignant que seules les sciences humaines et l’art peuvent transformer la souffrance en parole et en sens.
Reprenant la notion d’« anomie » d’Émile Durkheim, elle a expliqué que ces disciplines jouent un rôle crucial pour réintroduire du sens là où l’érosion des repères menace, reliant la grande histoire aux histoires singulières. Le Pr Gannagé a conclu en disant que « valoriser les sciences humaines n’est pas un luxe académique, mais une nécessité pour la cohésion sociale et la démocratie ». Elles permettent, selon elle, « de défendre les valeurs de liberté, d’égalité et de respect, et d’assurer à l’Université un rôle de moteur du progrès humain et éthique ».
Mme Isabelle Picault a salué, au nom de l’ambassade de France, la tenue de ce colloque au cœur du Festival Beyrouth Livres, transformant la capitale libanaise en carrefour de la littérature et de la pensée francophone. Elle a souligné que la question posée – « Que peuvent les sciences humaines ? » – touche au cœur même du rapport de l’homme au monde et à l’altérité. Selon elle, les sciences humaines sont « un instrument de lucidité et d’espérance, capables de décrypter les tensions de notre temps tout en rappelant que l’humain doit demeurer au centre des choix collectifs ». La lecture, a-t-elle ajouté, joue un rôle essentiel dans ce processus, car elle ouvre des voies de compréhension et de dialogue. Mme Picault a conclu que, dans une ville comme Beyrouth – croisement des civilisations et de la mémoire – les sciences humaines incarnent une force de reconstruction et de transmission.
Dans une intervention à la fois érudite et passionnée, le ministre de la Culture a offert une réflexion personnelle sur les défis que traversent les sciences humaines. Avec humour, il a décrit ces disciplines comme « atteintes d’une maladie à rechute », obsédées périodiquement par la question de leur survie. Pourtant, a-t-il affirmé, elles sont plus vivantes et nécessaires que jamais. S’appuyant sur son expérience de professeur, de ministre et de diplomate, il a expliqué comment les sciences humaines avaient façonné sa manière d’analyser les crises et de comprendre les sociétés. « Sans anthropologie, sans histoire, sans psychologie, a-t-il confié, vous allez dans l’obscurité : vous ne voyez rien. »
Le Ministre a invité les chercheurs à ne pas craindre les révolutions technologiques, affirmant que « la technologie n’est pas une rivale, mais une servante ». Il les a exhortés à sortir de leurs tours d’ivoire pour faire entendre leur voix dans la société et les lieux du pouvoir. En conclusion, il a assuré que rien ne remplacera jamais les sciences humaines, appelant à guérir définitivement du doute : « Cessez donc de croire à cette maladie à rechute. Vous en êtes déjà guéri. »
Le R.P. François Boëdec s.j. a ensuite lu le mot du Pr Salim Daccache s.j. Dans son message, le Recteur a rappelé que les sciences humaines visent à comprendre ce que signifie être humain, non seulement par les causes, mais par les significations. Face aux promesses et aux menaces de l’intelligence artificielle, il a souligné que la pensée ne se confond pas avec le calcul et que les humanités demeurent « la mémoire vive de la conscience ». Abordant la question écologique, il a affirmé qu’aucune politique environnementale ne saurait être durable sans une écologie de la culture et de la conscience, et que les sciences humaines relient la nature à la responsabilité collective et spirituelle. Évoquant aussi le domaine médical, il a défendu les humanités comme élément vital de la formation des soignants, car elles enseignent la compassion, l’écoute et la responsabilité.
Le P. Boëdec a conclu sur une conviction forte : les sciences humaines ne sont pas un luxe, mais une nécessité. Elles forment des esprits libres et critiques, capables de discernement et de service. « À l’ère de l’intelligence artificielle et des défis planétaires, a-t-il affirmé, les sciences humaines demeurent le lieu où l’homme apprend à rester humain. »
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