Le Liban, terre de plurilinguisme depuis l’Antiquité, a vu ses langues évoluer au rythme des influences historiques. Avant notre ère, les dialectes phéniciens furent supplantés par l’araméen, qui s’imposa comme lingua franca et continue de marquer la toponymie de tout l’espace libanais actuel. Notre langue libanaise est issue d’une koiné arabe profondément influencée par ce substrat araméen. Dès le XIXe siècle, les horizons s’ouvrirent, portés par les vents des échanges internationaux, des missions religieuses et la grande question d’Orient. Bien avant l’avènement du Mandat, le français s’immisça doucement, s’épanouissant en un vecteur puissant de modernité, de culture, d’éducation et de prestige. Cette cohabitation vibrante traversa le temps, nourrie par les institutions scolaires, les médias, les élites intellectuelles, comme une mélodie persistante. Le français s’invita longtemps dans l’espace urbain, habillant les devantures, vibrant dans la presse et résonnant dans les institutions, incarnation d’une ouverture sur le monde et marqueur d’une identité fière et affirmée.
Or, ce panorama se fissure depuis une décennie : la langue française est de moins en moins visible dans la vie quotidienne, supplantée par l’anglais dans l’espace public, les commerces, les médias et surtout les universités. Les enseignes commerciales, menus et cartes des restaurants s’écrivent dorénavant en anglais, même ceux revendiquant la gastronomie française. L’arabe, quant à lui, persiste, mais se cantonne aux milieux populaires. Les nouveaux passeports libanais abandonnent le trilinguisme en éliminant le français de leurs pages intérieures, tandis que les passeports américains conservent le français et l’espagnol. Les ministres francophones s’exhibent, indifférents, devant l’intitulé en anglais de leurs ministères. La signalétique publique devient bilingue arabe-anglais. La diminution de l’usage du français est manifeste dans les médias : la presse écrite francophone se réduit à un quotidien – L’Orient-Le Jour – dont la résilience ne cache pas la disparition des radios et des télévisions francophones. Dans les salles de cinéma, le français se fait extrêmement rare, relégué à quelques festivals et disparaît totalement du sous-titrage des films. Musées et institutions culturelles (comme le récemment rénové Musée Sursock), eux aussi, tournent le dos au français malgré un public largement francophone et la tradition d’aide venue de France. Ce retrait s’apparente à une non-assistance à culture en danger.
La francophonie libanaise semble donc souffrir moins d’une désaffection naturelle que d’une absence de politique volontariste. Ce recul se manifeste cruellement dans l’éducation. Les données confirment le basculement, entre 2016 et 2023, du rapport de force : dans les écoles, le nombre d’élèves anglophones dépasse désormais largement celui des francophones. Les universités historiquement de langue française adaptent leurs cursus à l’anglais, certaines devenant quasiment monolingues anglophones ; l’Université Saint-Joseph, bastion du français, en vient à dispenser une part croissante de ses cours en anglais et se met à adopter l’anglais comme langue de communication majoritaire, surtout dans la vie étudiante.
Ce lent déclin relègue le français à une marginalité grandissante, tandis que l’arabe se trouve réduit à un rôle purement symbolique. L’anglais, jugé « plus utile » pour les études, les affaires et la mobilité internationale, est plébiscité par les familles et écoles désireuses d’offrir des chances de réussite à leur jeunesse, tandis que le français est souvent perçu comme élitiste. La jeune génération pratique un anglais utilitaire, limité au vocabulaire indigent des réseaux sociaux. La proportion de francophones, selon l’OIF, serait passée de 50 % avant la guerre civile à 35 % aujourd’hui, preuve tangible du recul. Ce phénomène n’épargne pas les sphères traditionnellement francophones, comme Beyrouth-Est ou le Mont-Liban, où l’anglais envahit progressivement l’espace public. La dimension affective du français, jadis ciment d’une singularité culturelle entre « franbanais » et libanismes, s’estompe peu à peu. Les jeunes s’expriment dans un français standardisé, dépourvu des couleurs locales, de la saveur et des accents qui faisaient la richesse d’une civilisation originale.
Le passage à l’anglais s’explique aussi par la crise économique qui rend l’enseignement francophone moins accessible. La langue française devient ainsi un langage de prestige ou de nostalgie, loin de son rôle pratique et culturel d’antan. Face à ce constat, s’ouvre une interrogation sur l’avenir : faut-il accepter cette disparition comme une fatalité, ou réagir afin que le français retrouve vigueur, visibilité et attrait ? En fait, cet avenir dépend de la détermination des pouvoirs publics, des universités, des missions diplomatiques et du monde culturel à maintenir le français comme langue vivante et dynamique, pas uniquement scolaire ou nostalgique. Cela exige aussi la mobilisation des francophones assoupis : deux Libanais qui se parlent exclusivement en français au quotidien, vont utiliser l’anglais pour échanger des SMS ou des e-mails. Le déclin du français transcende la sphère linguistique : il dévoile des enjeux sociaux, culturels et économiques. En l’absence d’une action forte, le français risque de devenir un simple marqueur social ou une langue de mémoire, perdant toute utilité dans la vie courante.
Pour que le français retrouve sa place, il faut dépasser la nostalgie et embrasser une francophonie ouverte, en harmonie avec le présent. Promouvoir un trilinguisme effectif devient alors impérieux pour sauvegarder une part de notre identité, « une certaine idée du Liban », qui le distingue des pays environnants. Le Liban, pont entre les mondes arabe, francophone et anglophone, devrait préserver cette nuance afin qu’on puisse entendre à nouveau les voix de Georges Schéhadé et de Nadia Tuéni, comme un souffle d’espoir et de renaissance, dans l’après-coup des crises.
L’Orient littéraire, jeudi 6 novembre 2025
Le point de vue de Pr Roland Tomb
Directeur de l’Université Pour Tous