Entre les défis que posent les nouvelles technologies et ceux propres à nos sociétés, le Département de philosophie propose un programme invitant étudiants, chercheurs et grand public à penser une philosophie ancrée dans les enjeux actuels.
OLJ / Par Chantal EDDÉ, le 11 décembre 2025
Au Département de philosophie de l’USJ, l’approche adoptée est transversale, faisant dialoguer la philosophie avec d’autres domaines, qu’il s’agisse de médecine, de santé publique ou de politique. « À une époque où l’intelligence artificielle compile l’information et où les biais algorithmiques se multiplient et sont souvent reproduits sans réflexion critique, se limiter à former de simples techniciens est insuffisant. La philosophie permet de penser, critiquer et situer les connaissances dans un horizon humain et éthique, tout en repensant les fondements épistémologiques des différentes disciplines », souligne Pamela Krause, chef du Département de philosophie à l’USJ. Ainsi, cette spécialiste en philosophie contemporaine précise qu’en politique, la philosophie « interroge les architectures institutionnelles, la légitimité du pouvoir et les principes de gouvernance démocratique ». En droit, elle étudie « les fondements conceptuels des normes juridiques, les catégories de justice et d’équité et les conditions de validité des lois », alors que, dans le domaine de la santé, « l’épistémologie interroge les présupposés culturels, historiques et conceptuels qui sous-tendent la nosologie ». De même, « la bioéthique soulève des questions cruciales sur l’autonomie du patient, le consentement éclairé et la priorisation des soins ».
« La recherche prouve que la philosophie développe des compétences cognitives et réflexives transférables, indispensables à la formation d’esprits capables d’analyse critique, de discernement et de rigueur intellectuelle », affirme Pamela Krause. Dans cette perspective, le Département propose des cours interdisciplinaires en philosophie de la religion, de la logique, des sciences, de la médecine et de la psychologie entre autres, issus de problématiques concrètes. « S’inscrivant dans l’idéal jésuite de la cura personalis, qui vise le soin intégral de la personne en articulant interdisciplinarité et engagement éthique, le Département forme des professionnels capables d’interroger les présupposés épistémiques et normatifs de leur discipline, d’évaluer les implications pratiques et éthiques de leurs savoirs », ajoute-t-elle.
Un laboratoire de recherche au Moyen-Orient axé sur les humanités médicales
Par ailleurs, parmi les priorités du Département de philosophie, figurent le développement de partenariats et de conventions avec des universités et centres de recherche, mais surtout la promotion d’une « recherche exigeante, interdisciplinaire et axée sur des problématiques contemporaines », assure la directrice du programme.
C’est dans cette perspective qu’elle cofonde, dès sa prise de fonction, avec le Pr Rami Bou Khalil et Yvonne Saaybi, le laboratoire de recherche Middle-East Medical Humanities Research Lab, en partenariat avec la Faculté de médecine de l’USJ et l’hôpital Hôtel-Dieu de France. Fédérant un réseau international de plus de quarante chercheurs dont des professeurs, doctorants, post-doctorants et jeunes chercheurs, ce laboratoire propose une vision holistique du soin, croisant la pratique médicale avec les différents domaines des sciences humaines, comme la philosophie, la littérature, la géographie, la sociologie, l’histoire ou la psychologie. En évoquant l’impact des dégâts environnementaux sur la santé publique au Liban, Pamela Krause note que, selon des études, l’augmentation des cancers, affectant les populations socio économiquement vulnérables, révèle les inégalités structurelles dans l’accès aux soins. « Cette situation illustre le croisement entre santé publique, sciences sociales et études environnementales, où la sociologie et l’épistémologie analysent les rapports de pouvoir et les déterminants sociaux de la maladie, tandis que la philosophie et l’éco poétique offrent une réflexion critique sur notre rapport à la nature et aux politiques environnementales en vigueur », explique-t-elle. Codirectrice du laboratoire de recherche, elle donne aussi l’exemple du burnout, thématique principale d’un colloque international l’année dernière. « Loin de se limiter à un simple symptôme individuel nécessitant une prise en charge médicale, le burnout ne révèle-t-il pas le dysfonctionnement profond de nos sociétés, interrogeant notre rapport au travail et au capital, comme le soulignent de nombreux philosophes contemporains ? » poursuit-elle.
En parallèle, Mme Krause estime qu’il est essentiel d’intégrer les humanités dans les cursus médicaux,afin de sensibiliser les professionnels de santé à leur dimension thérapeutique. « La pratique de l’herméneutique, en particulier, initie les futurs médecins à l’interprétation du discours du patient conçu comme un tissu d’histoires et non simplement comme un corps biologique. Le développement des humanités en santé s’est appuyé, dès ses débuts à l’Université de Columbia dans les années 2000, sur des constats empiriques : le déficit d’écoute dans la relation de soin a été identifié comme une cause majeure d’échecs thérapeutiques », précise-t-elle. De même, elle ajoute que la pratique philosophique sensibilise les futurs praticiens aux enjeux culturels, historiques et conceptuels de la nosologie, en particulier en psychiatrie. « Des affects puissamment révélateurs, tels que l’angoisse ou la mélancolie, éclairent à la fois la condition existentielle de l’individu et sa médicalisation dans le cadre clinique », note Pamela Krause qui est également maîtresse de conférences. C’est dans cette perspective que le Département de philosophie organise, avec le Pr Walid Bou Hamad, maître de conférences à la Faculté de médecine de l’USJ, des ateliers et des interventions auprès des étudiants de médecine.
Outre le lien entre philosophie et médecine, le Département oriente son action sur la philosophie politique et les enjeux sociétaux. « La pratique philosophique constitue un rempart. Elle nous autorise à remettre en question nos certitudes avec rigueur et rationalité, à réfléchir aux valeurs républicaines que nous partageons ou que nous remettons en cause, et à interroger les notions d’identité collective et de bien commun », poursuit Pamela Krause. Citant la pluralité confessionnelle et la fragilité institutionnelle du Liban, ainsi que la politique d’amnésie collective depuis la fin de la guerre civile, elle donne l’exemple d’un projet interdisciplinaire de recherche qu’elle copilote « sur le traitement du 4 août 2020 par la mémoire collective libanaise ». Permettant de « résister à l’amnésie collective » et de reconstruire son rapport au monde après un événement traumatique, « les récits individuels de l’événement sont essentiels à l’élaboration de politiques de justice réparatrice, jouant un rôle déterminant dans la reconfiguration de l’identité collective », souligne-t-elle. Ainsi, à l’intersection de la philosophie politique et de la justice réparatrice, la recherche permet de réfléchir « aux formes de mémoire et de responsabilité qui contribuent à la reconstruction d’un tissu social fragilisé », estime la directrice du programme de philosophie. D’ailleurs, c’est autour de cette thématique que les étudiants de master des Départements de philosophie et de littérature française ont organisé une journée à la Fondation Corm, le samedi 29 novembre, comprenant une table ronde suivie d’une lecture de textes et d’une exposition présentant les œuvres de Camille Ammoun, ainsi que les archives de la fondation.
Des activités diversifiées, dont certaines dédiées aux plus jeunes
En outre, l’ouverture de ce Département aux autres disciplines se traduit à travers les différentes activités qu’il développe, en collaboration avec des acteurs issus de domaines variés. « Je conçois la philosophie comme philia au sens grec. Amitié intellectuelle et dialogue constituent les fondements d’une réflexion partagée et critique », fait remarquer ainsi Pamela Krause. Chaque année, sont organisés des colloques, des séminaires et des journées de recherche internationaux, gratuits et ouverts au public, dont, à titre d’exemple, un séminaire semestriel de philosophie de la religion, animé par Hadi Fakhoury. Le Département coordonne également plusieurs rencontres virtuelles par semestre, réunissant philosophes et chercheurs internationaux autour de thématiques variées telles que la philosophie de la gastronomie, la philosophie médiévale ou encore une réflexion autour de la série Black Mirror. La philosophie arabo-musulmane est une autre thématique au cœur d’événements organisés en collaboration avec des chercheurs de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), du CNRS (France) et de l’Université américaine de Beyrouth (AUB). Prochainement, en collaboration avec Joëlle Abi Rached (AUB), le Département compte organiser plusieurs colloques internationaux et ateliers autour de la philosophie de la médecine. Concernant les activités engageant les jeunes, deux fois par an, la Journée des jeunes chercheurs permet aux étudiants de présenter leurs recherches, alors que le club Cogito, ouvert à tous les étudiants de l’USJ, coordonne plusieurs rencontres et débats par an. Les plus jeunes ne sont pas en reste. En effet, le Département de philosophie anime chaque année des ateliers philosophiques pour enfants, en partenariat avec des établissements scolaires, ainsi qu’à l’occasion de la « Nuit des idées », organisée par l’Institut français. D’ailleurs, s’appuyant sur une méta-analyse effectuée en 2025, Pamela Krause affirme qu’à l’échelle scolaire, « dès le primaire, la pratique de la philosophie consolide le développement cognitif des enfants ». « En confrontant les élèves à des questions sans réponse unique, la philosophie cultive flexibilité cognitive, ouverture d’esprit et autonomie intellectuelle, qualités essentielles pour naviguer dans un monde saturé d’informations manipulées, de deepfakes, de polarisation idéologique et de montée des extrémismes. »