Sykes Picot- 100 ans plus tard

Mme Christine Babikian Assaf répond à l'Orient le Jour
Lundi 16 mai 2016

Nous reproduisons les réponses de Mme le Doyen Christine Babikian Assaf publiées dans l'Orient le Jour du Lundi 16 Mai 2016- Dossier spécial sur les 100 ans de ‪#‎SykesPicot‬. 1- OLJ: Pensez-vous que les accords de Sykes-Picot sont encore d’actualité aujourd’hui ? Mme Assaf: Les accords Sykes-Picot n'ont pas été intégralement appliqués (Mossoul est passée du domaine français au domaine britannique , la Palestine qui devait être internationalisée est aussi passée sous domination britannique, la France s’est retirée de la Cilicie). On a beaucoup critiqué ces accords mais il ne faut pas oublier qu'ils avaient été signés durant la guerre et qu’ils s'inscrivaient dans la logique et le contexte historique de l'impérialisme européen, qui avait abouti à un quasi-partage du monde à la veille de la première guerre mondiale; par conséquent, les équipes au pouvoir en Europe pendant et à la fin de la première guerre mondiale continuaient de réfléchir en ces termes, et ce, malgré l'intervention du Président des Etats-Unis, Wilson, en 1918 et les 14 points qu’il avait alors exposés au Congrès (dont celui du droit des peuples à l'autodétermination); mais les Etats-Unis s'étaient retirés par la suite des conférences de paix. Le souhait des populations arabes d’obtenir leur indépendance (et leur unité) une fois l’Empire ottoman (auquel nombre d’entre eux était resté fidèle jusqu’au bout) défait, s’est donc heurté à la poursuite de la logique impérialiste (qui avait pris la nouvelle forme de Mandat); toutefois, les puissances mandataires ont créé et construit des Etats (Syrie, Liban, Irak, Transjordanie, Palestine…), ce qui impliquait entre autres la mise en place d’administrations et l’aménagements des territoires en fonction des nouvelles frontières (réseaux routiers et autres infrastructures, réseaux économiques divers….); en outre, les élites locales au pouvoir dans ces pays ont développé des intérêts particuliers qui rendront très difficile toute union future une fois les indépendances acquises. 2-OLJ: En juin 2014, l’Etat islamique détruit un mur de sable séparant la Syrie et l’Irak symbolisant les accords Sykes-Picot. Cela veut-il dire pour autant que c’est la fin d’un système datant de l’ère coloniale ? Mme Assaf: Aussi, la création de la Ligue des Etats Arabe en 1945 vient-elle confirmer l’indépendance des différents Etats signataires (Syrie, Liban, Irak, Transjordanie, Egypte, Arabie Saoudite et Yémen), et la tentative d’union entre l’Egypte et la Syrie dans le cadre de la République Arabe Unie en 1958 avortera rapidement (1961), ceci sans parler des conflits opposant les Saoudiens aux Hachémites, l’Irak à la Syrie…il n’y a donc pas un système Sykes-Picot: il y a des Etats construits parfois contre la volonté d’une partie de leurs habitants, mais qui sont devenus des réalités, et si Daesh a voulu jouer sur un symbole, je ne pense pas que les frontières de ces Etats puissent être remises en question (se rappeler que malgré 15 ans de guerre et d’occupation au Liban, les frontières avaient toujours constitué des “lignes rouges”): je n’envisage pas qu’un seul de ces Etats renonce à une partie de ses territoires (se référer à la guerre menée par la Turquie contre les Kurdes), sauf en cas d’accord entre les Etats-Unis et la Russie. 3- OLJ: Ce système doit-il être sauvé coûte que coûte ? Mme Assaf: La question qui devrait se poser aujourd’hui est plutôt celle des systèmes d’organisation et de gouvernement qui devraient être réadaptés: Soit dans le sens d’une plus grande décentralisation pouvant aller jusqu’à l’adoption du fédéralisme, les systèmes centralisateurs ayant démontré leur incapacité à gérer l’hétérogénéité des populations vivant dans ces Etats. Soit dans le maintien d’Etats centralisés mais assurant l’inclusion des différents groupes, car toute exclusion ou perception d’une exclusion pousse des groupes à faire appel à un acteur régional ou international extérieur ayant ses propres intérêts (ou transnational comme Daesh: voir le ralliement des tribus sunnites en Irak à Daesh à cause de leur exclusion par les shiites). Une nouvelle logique est aussi à l’œuvre aujourd’hui, exprimée par les différents mouvement de contestation (“printemps arabe” ou autres) ralliant tous ceux qui luttent pour la mise en place de véritables Etats de droit dans leur pays, qui assureraient un développement et un partage équitable des ressources, loin des pratiques de corruption, de captation des richesses et des inégalités criantes qui en découlent.