Pour une justice adaptée à l’enfant dans les systèmes juridiques pluralistes

Comment améliorer la participation de l’enfant aux procédures familiales ?
Jeudi 6 et vendredi 7 décembre 2018
Campus des sciences sociales

Le 6 décembre 2018, à l’issue d’un atelier de deux jours réunissant juges aux affaires familiales libanais et européens ainsi que plusieurs experts en justice pour enfants, s’est tenue au CEDROMA (de la Faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph), en partenariat avec la « Fondation Terre des hommes » (Lausanne, Suisse), une conférence publique sur le thème « Pour une justice adaptée à l’enfant dans les systèmes juridiques pluralistes. Comment améliorer la participation de l’enfant aux procédures familiales ? ».

Allocution d’ouverture

Dans son allocution d’ouverture, le Professeur Marie-Claude Najm, directeur du CEDROMA, s’interroge sur la spécificité de la problématique de la participation de l’enfant aux procédures familiales dans les systèmes juridiques pluralistes. Cette spécificité se manifesterait, au Liban, par la tension pouvant exister entre, d’une part, un Etat lié sans réserves par l’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant qui reconnait le droit de l’enfant d’être entendu dans toute procédure qui le concerne et, d’autre part, les différents juges religieux qui se considèrent généralement liés par les seules règles du statut personnel de leur communauté, statut dont le respect est garanti par l’article 9 de la Constitution libanaise. Le respect des droits individuels dont ceux de l’enfant, promu par la Convention, s’en retrouve ainsi concurrencé par l’intérêt du groupe et par l’autorité patriarcale, privilégiés par le système de valeurs traditionnelles propre aux ordres juridiques religieux. Au-delà de cette spécificité et au-delà du conflit politique et idéologique opposant les tenants d’un statut civil laïcisé aux défenseurs des valeurs traditionnelles religieuses, le Professeur Najm questionne également le postulat du bien-fondé de l’audition de l’enfant par le juge, celui-ci fut-il civil ou religieux. L’examen de l’opportunité d’une telle audition ne peut en effet faire l’économie de la vulnérabilité de l’enfant, de la nécessité de le protéger contre les éventuelles manipulations dont il peut faire l’objet et de la nécessité de le ménager pour atténuer les séquelles du conflit. La question deviendrait alors de savoir, non pas s’il faut ou non entendre l’enfant, mais surtout comment entendre l’enfant, de manière à éviter que sa parole soit manipulée ou exploitée. Avant de laisser la parole aux intervenants, le Professeur Najm ne manque pas de souligner l’importance des travaux visant à explorer la manière dont la justice est effectivement rendue par les tribunaux religieux et civils, et à l’améliorer, le cas échéant, dans la perspective d’une meilleure prise en compte de l’intérêt de l’enfant.

Les droits de l’enfant en contexte de pluralisme juridique : les conditions pour un meilleur accès à la justice

Yann Colliou, responsable du programme « Accès à la justice » de la Fondation Terre des hommes, prend la parole pour expliquer les conditions pour un meilleur accès à la justice pour les enfants, dans un contexte global de pluralisme juridique, marqué par la cohabitation difficile entre les systèmes juridiques étatiques et les systèmes de droit coutumier et de droit révélé. Cette difficulté serait la conséquence de la distance entre d’une part, la notion occidentale de justice étatique liée à l’individu et fondée sur la notion du bien et du mal, et d’autre part, la notion de justice clanique et patriarcale, fondée sur la préservation du lien social. Constatant la prévalence et la survivance de la justice coutumière dans les pays en voie de développement (80% des décisions de justice y seraient rendues au niveau communautaire), Monsieur Colliou prône un rapprochement entre ces systèmes et les systèmes étatiques, de manière à concilier les fondements et les objets des deux systèmes de justice, et à pallier leurs insuffisances respectives. Ce rapprochement permettrait ainsi de remédier aux défauts de la justice étatique marquée par l’inaccessibilité géographique, par les lenteurs, par la corruption et par l’inadaptation culturelle et religieuse des décisions rendues. Il permettrait par la même occasion de remédier aux iniquités d’une justice privée réactionnaire tantôt confisquée par des groupes criminels et politico-religieux, et tantôt rendue par des juges coutumiers incompétents et subjectifs. Quant à la démarche permettant ce rapprochement, elle devrait passer en premier lieu par une meilleure connaissance scientifique et par une reconnaissance des bonnes pratiques des systèmes de justice coutumière, dans le respect des droits de l’homme. Cette reconnaissance devrait ensuite être appuyée par une meilleure collaboration des acteurs officiels et informels, basée sur une acceptation réciproque et rendue possible par un ajustement des législations étatiques, l’Etat demeurant le garant de la coexistence entre les différents systèmes de droit. Monsieur Colliou clôt son intervention par un exposé des résultats encourageants des projets menés par la Fondation Terre des hommes au Moyen Orient, en Afrique et en Asie qui ont permis de mettre en évidence les effets de la collaboration des acteurs institutionnels et informels et les avancées réelles que ce rapprochement a générées sur le plan de la participation des enfants dans les mécanismes de gestion de conflits traditionnels et sur la prise en compte de leur intérêt dans les décisions prises.

 L’enfant à l’épreuve du pluralisme juridique et judiciaire : questions libanaises

Se penchant sur le cas libanais, Monsieur Samer Ghamroun, maître de conférences à la Faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, se demande pourquoi, un quart de siècle après la ratification sans réserves par le Liban de la Convention internationale des droits de l’enfant, le débat juridique continue autour de la prise en compte de la parole de l’enfant dans les procédures judiciaires familiales. S’il en est ainsi, c’est que ce débat en cache en réalité un autre, idéologique, opposant les partisans de la sécularisation du droit et de la justice de la famille et les partisans des tribunaux religieux du statut personnel. L’approche séculariste sera ainsi radicalement accusée d’être un « produit occidental » visant à détruire la famille libanaise. Quant au droit religieux, il sera taxé par les sécularistes d’être essentiellement discriminatoire et immobiliste, malgré les avancées réalisées par exemple en Tunisie, au Maroc, en Iran et partiellement au Liban. Ce conflit idéologique, indissoluble en raison de la radicalisation des uns et des autres, verrouillera ainsi la réflexion autour des droits des enfants dans les procédures familiales. Victimes collatérales de ce conflit, les enfants seront également l’épicentre de rapports de force structurant le système juridique et social libanais, que le manque d’autonomie de la justice libanaise, civile soit-elle ou religieuse, ne réussira pas à neutraliser dans l’intérêt de l’enfant. Il s’agit d’abord du rapport de force entre les hommes et les femmes (favorable aux premiers au Liban), dans lequel la parole de l’enfant sera instrumentalisée, que cela soit au cours de procédures de divorce, de garde d’enfants ou au cours de procédures criminelles, en l’absence d’un cadre institutionnel protecteur. Il s’agit aussi de la tension entre les autorités judiciaires et religieuses dans leur lutte aux allures politiques pour le contrôle de la famille libanaise, lutte dans laquelle la parole de l’enfant sera utilisée pour justifier par exemple la suspension par les juges des mineurs de décisions religieuses d’attribution de la garde des enfants. Cette politisation explique bien, selon Monsieur Ghamroun, la fragilité de l’article 12 de la Convention des droits de l’enfant et la réticence des juges à laisser l’enfant parler dans les tribunaux, cette parole risquant de troubler les calculs et les stratégies de ces conflits. Face à ce constat, il devient alors nécessaire de reconnaître le droit de l’enfant à être entendu, et d’accompagner cette reconnaissance des garanties nécessaires au respect de ce droit, soit l’indépendance des juges et des tribunaux libanais, le droit au procès équitable, et le respect des droits fondamentaux. Ces garanties, encore loin d’être assurées au Liban, doivent l’être autant pour la justice civile que pour la justice religieuse. C’est là, pour Monsieur Ghamroun, la condition pour que la parole de l’enfant ne soit pas sacrifiée sur les multiples autels des combats privés et publics libanais.

 Le droit de l’enfant à être entendu devant le juge religieux au Liban

Cheikh Mohammad Nokkari, juge au Tribunal islamique sunnite de première instance de Beyrouth, et après un aperçu général de l’histoire du statut personnel et du système judiciaire du statut personnel au Liban, commence par un premier constat, celui de la difficulté pour les juges religieux, dans un contexte oriental millénaire où le bon sens et la réflexion sont attribués a priori aux adultes, de reconnaître un droit d’audition aux enfants, connus pour leur insouciance et leur inaptitude à prendre une décision. Cette réticence serait également justifiée par le souci pour le juge de ne pas se laisser porter par les sentiments au risque d’être empêché de discerner le conflit familial en toute impartialité, ou dans le but de protéger l’enfant et de le laisser à l’abri des conflits parentaux, souvent houleux. Il n’en demeure pas moins que dans le cadre des procédures de séparation et de divorce, le juge religieux se heurte à de nombreuses problématiques, relatives à la préservation de la santé psychologique et physique de l’enfant lors de la séparation ou du divorce et aux critères (religieux, sociaux, éducatifs, relatifs à l’âge ou à la volonté de l’enfant…) devant être retenus pour l’attribution de la garde de l’enfant. S’il doit attribuer cette garde en fonction des limites d’âge fixées par les lois religieuses, et qui diffèrent d’une communauté à l’autre, le juge y déroge parfois en procédant à l’audition de l’enfant, en faisant valoir le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant d’être avec l’un de ses parents, ou en mandatant un assistant social ou un psychologue pour mener une enquête ou faire passer des tests psychologiques aux membres de la famille. Si, dans ce processus, le juge n’est pas lié par la Convention des droits de l’enfant, sa conscience peut le décider à s’y conformer, la loi religieuse ne le lui interdisant pas. Après un aperçu des lois communautaires régissant la question de l’attribution de la garde des enfants en fonction de leur âge, et les dérogations qu’elles prévoient en faveur de l’intérêt de l’enfant, Cheikh Nokkari tient à souligner l’importance que les lois confessionnelles (sauf pour la communauté druze) accordent à l’éducation religieuse dans la détermination de cet intérêt. La mère peut se voir retirer son droit de garde si elle appartient à une autre communauté religieuse que le père. Cheikh Nokkari note également que les tribunaux sunnites accordent à la mère non musulmane le droit de garde de ses enfants jusqu’à l’âge de cinq ans, âge au-delà duquel le tribunal peut maintenir cette garde si l’intérêt supérieur de l’enfant l’exige.

Le droit de l’enfant à être entendu devant le juge civil de statut personnel au Liban

Madame Reine Matar, présidente de la cinquième chambre civile de la Cour d’appel du Liban Sud, commence par souligner que l’accès à la justice est essentiel à la protection des droits de l’homme en général et à la protection de l’intérêt de l’enfant en particulier. L’audition doit cependant avoir lieu sans nuire à la stabilité psychique de l’enfant, et sans écorcher son innocence enfantine. Le juge devrait donc préalablement s’attacher à promouvoir et à faciliter l’accord entre les parents à l’amiable. Ce n’est qu’en cas d’échec qu’il fera accéder l’enfant à la procédure, tout en prenant toutes les mesures possibles pour garantir le droit des enfants et des parents à entretenir des relations personnelles et des contacts réguliers, à moins que ces contacts ne nuisent à son intérêt, qui demeure le but ultime. Après avoir rappelé la compétence des juridictions civiles dans les procès de divorce intentés à la suite d’un mariage civil contracté à l’étranger, et après avoir donné l’exemple des lois française et chypriote, les plus appliquées par les tribunaux civils libanais, Madame Matar en déduit que si l’audition du mineur est de principe, le juge pourra décider de ne pas y procéder lorsque l’âge, la santé ou les facultés intellectuelles de l’enfant rendent cette audition compromettante pour sa santé, son état mental ou son équilibre. Madame Matar exprime en conséquence sa préférence personnelle - dans le but d’éviter tout traumatisme, sentiment de culpabilité ou de haine envers les parents - de ne pas permettre au mineur d’assister aux débats, quels qu’ils soient, à l’exception de son audition à huis clos et dans des conditions matérielles et psychiques appropriées. En tout état de cause, les propos de l’enfant devraient, pour Madame Matar, rester clos et l’entretien ne doit pas l’amener à choisir entre ses parents ou encore à créer un tiraillement ou un sentiment de culpabilité quant à la séparation de ses parents. Madame Matar clôt son intervention en exprimant sa préférence pour une législation unifiée en matière de statut personnel, à travers laquelle les enfants mineurs, nonobstant l’appartenance religieuse des parents, auront l’avantage d’accéder à la justice selon une seule et même procédure, profitant ainsi du principe de l’égalité des chances.

Les communications ont été suivies de discussions animées et prolongées, à laquelle la modératrice a eu du mal à mettre fin tant était grand l’intérêt que le public portait à la question.