Fête patronale de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth

Le Pr Salim Daccache s.j., a exalté dans son discours, le vivre-ensemble et dénoncé « la descente aux enfers » de l’enseignement supérieur ainsi que la corruption.
19 mars 2019
Campus des sciences et technologies

Par Fady Noun, in L'Orient-Le Jour (Mercredi 20 mars 2019)

« Il y a plusieurs siècles, un sage chinois, conseiller de son empereur, lui confia ceci : Si vous voulez détruire un pays, inutile de lui faire une guerre sanglante. Il suffit de détruire son système d’éducation et de généraliser la corruption. Ensuite, il faut attendre vingt ans et vous aurez un pays constitué d’ignorants et dirigé par des voleurs. Il vous sera très facile de les vaincre. En sommes-nous là ? »

C’est avec ce petit conte que le Pr Salim Daccache, recteur de l’USJ, a saisi hier l’attention de son auditoire venu écouter le discours traditionnel de la Saint-Joseph, qu’il a prononcé en début de soirée à l’amphithéâtre Jean Ducruet du campus de Mar Roukoz. Un conte qui est venu illustrer une réflexion approfondie sur le thème « Les fonctions de l’université en temps de crise à l’approche du premier centenaire de la création du Grand Liban ».

Citant l’ancien ministre Sélim Jahel, qui écrivait : « L’apport majeur capital et fondamental de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth a été celui d’avoir réussi à répandre dans notre pays la culture de l’État de droit », le Pr Daccache a déclaré : « À l’orée de la célébration du premier centenaire du Grand Liban, combien nous avons besoin (…) de transformer cette vérité historique en un projet continu pour notre quotidien et notre avenir. »

 

Une crise à trois niveaux

Dans sa réflexion, le Pr Daccache a identifié une crise nationale qui se manifeste à trois niveaux : académique marqué par une « descente aux enfers » de l’enseignement supérieur, culturel et moral, avec le fléau de la corruption, et enfin identitaire et politique, avec une perte des repères du vivre-ensemble et de la place de l’État.

Évoquant la descente aux enfers sur le plan académique, le Pr Daccache a parlé d’une « prolifération cancéreuse des établissements universitaires ou prétendus tels (Sélim Abou) avec 52 institutions pour 200 000 étudiants dont environ un tiers à l’Université libanaise, un trafic de diplômes à l’intérieur de quatre universités au moins, une inflation des mêmes programmes et l’existence de passe-droits tels que de nouvelles universités ont pu obtenir en l’espace de quelques jours la reconnaissance de nombreux programmes tandis que d’autres attendent depuis plus de trois ou quatre années ».

Sur les causes de cet effondrement, le Pr Daccache a évoqué, d’abord, « le libéralisme du marché et l’absence de toute vision d’ensemble » et l’absence de l’assurance qualité, laquelle obligerait toute université à se conformer à des procédés d’accréditation reconnus à l’échelle internationale. « Un projet de loi en ce sens est en commission – et dans les tiroirs – depuis 2012. Serait-il gênant ? » s’est-il interrogé.

Enfin, le Pr Daccache a dit ne pas vouloir s’étendre sur une troisième cause, celle d’un manque évident de connaissance des besoins du marché. « Pas moins de 25 000 à 30 000 diplômés de toutes disciplines sont promus par année dans le contexte d’une économie locale exsangue qui ne peut en enrôler qu’une infime partie », sans compter que « les écoles enseignent aujourd’hui des compétences dont 60 pour cent ne sont pas utiles aux professions de demain ».

Le Pr Daccache a enfin annoncé que pour répondre à ce dysfonctionnement, l’USJ a suspendu sa participation à la Fédération des universités du Liban, ayant jugé qu’il ne lui était plus possible de couvrir de graves abus.

La corruption

Au sujet de la corruption généralisée, le Pr Daccache a réglé son compte à l’idée erronée que sa cause principale est le confessionnalisme. Il la voit plutôt dans « la représentation erronée du politique par les dirigeants et les politiciens, et ensuite dans l’exercice de la politique comme service de ses propres intérêts et non du bien public ».

Revenant à Ibn Khaldoun et Julien Freund, le Pr Daccache a souligné l’importance « d’éloigner les politiciens de l’administration publique », conformément à la devise de l’ENA adressée aux fonctionnaires français : « Servez l’État et ne soyez pas les servants du pouvoir politique. » Cela signifie, a-t-il dit, « que si la lutte contre la corruption est sérieuse, deux mesures devraient être prises pour mener la lutte : la première, la nomination d’une commission de juges et de hauts fonctionnaires, connus pour leur moralité et leurs compétences, et la seconde, une autre commission qui propose une modernisation de notre législation anticorruption pour interdire toute connexion entre politique et affaires, comme les actes consensuels d’achat qui se font au niveau des ministères ».

 

Abou Dhabi, émule du Liban

Enfin, la troisième partie du discours du recteur Daccache a porté sur le vivre-ensemble sur les pas de Samir Frangié et de Sélim Abou. Il a rappelé qu’il a promis et tiendra sa promesse de publier « l’anthologie qu’ils avaient élaborée et préparée ensemble, avec d’autres auteurs et rédacteurs, dont le professeur Antoine Courban, qui coordonne cette activité ».

Le recteur de l’USJ a fait le lien entre ce vivre-ensemble qui fait le Liban et « la déclaration historique sur la fraternité humaine prononcée récemment aux Émirats arabes unis par le pape François et l’imam d’al-Azhar Ahmad el-Tayeb ». « Notre université a pour raison d’être ce vivre-ensemble magnifiquement exalté à Abou Dhabi », n’a-t-il pas hésité à dire.

Et d’enchaîner : « L’USJ peut à juste titre s’enorgueillir d’être un des artisans éminents de ce “message” qui constitue le Liban, et chaque membre de notre communauté en est le porteur et le messager. Nous aurions désiré que ce document soit signé au Liban, le pays message, mais nous sommes heureux que le Liban ait fait des émules en cette matière. En fait, le pape François et l’imam d’al-Azhar ont su, dans cette déclaration aux dimensions de l’histoire et de la civilisation, exprimer l’équilibre serein et parfait de ce vivre-ensemble dont ont parlé avec tant de fougue et de conviction deux de nos plus grands intellectuels, l’ancien recteur Sélim Abou et l’ancien député Samir Frangié. Pour l’un comme pour l’autre, ce vivre-ensemble signifie “vivre-ensemble-politiquement”, au sein d’un espace commun souverain et bien circonscrit, régi par une même règle du droit et par les mêmes lois. »

Produire du politique

« Mais vivre ensemble, a-t-il noté, c’est produire du politique, c’est-à-dire faire apparaître quelque part le corps d’une cité, un corps vivant, même s’il s’avère fragile et peut tomber malade, comme le pensait Machiavel. La corruption serait alors à mettre en rapport avec l’oubli progressif des principes fondateurs et moraux de la part des jeunes générations et des moins jeunes qui finissent par ne plus se souvenir de l’ordonnancement premier de la cité qui en garantit la stabilité et la durabilité. C’est alors que l’individu oublie qu’un citoyen est un homme libre, certes, mais qui accepte de gouverner aujourd’hui et d’être gouverné demain, donc d’obéir à la loi de l’État et rien qu’à la loi de l’État. Il se comporte alors selon des mœurs corrompues, au nom même parfois du bien commun, mais à des fins privées en instillant la haine et suscitant la discorde qui mènent à l’anéantissement de la cité. C’est sans doute conscients de cela que Sélim Abou et Samir Frangié avaient mis en chantier, depuis 2014, le projet de ladite anthologie du vivre-ensemble et des pièges qui le guettent afin de mettre à la disposition des jeunes générations un outil historique leur permettant de garder présents à la mémoire ces principes premiers qui ont fait le Liban ;non point une série d’enclos juxtaposés où vivent des groupes religieux divers, mais un espace commun et souverain de liberté où chacun est conscient de l’universalité de l’autre différent de lui. »

« L’Université Saint-Joseph est plus qu’un simple espace de liberté, c’est un sanctuaire de la liberté souveraine, a conclu le Pr Daccache. Contre l’enceinte de l’USJ, toute politique liberticide viendra se briser en mille morceaux. »

Discours du Recteur