Étudiants en visite au siège du tribunal militaire

Jeudi 3 octobre 2019

  Par Scarlett Haddad, in L'Orient - Le Jour, jeudi 3 octobre 2019.

 

Germanos aux étudiants : La justice militaire protège le Liban

« Face aux réseaux sociaux, la justice devient plus difficile », estime le procureur du tribunal.

C’est une rencontre inédite et rare que celle qui s’est déroulée au siège du tribunal militaire. Le procureur militaire, Peter Germanos, a reçu les étudiants en master de l’Institut des sciences politiques de l’USJ, accompagnés de leur professeur Pascal Monin, pour un débat franc et ouvert. Au début un peu impressionnés par la solennité des lieux, les étudiants se sont petit à petit détendus pour discuter avec le procureur. Au départ, il s’agissait de comprendre les raisons de l’existence d’une justice militaire, dont le principe a été aboli dans les démocraties occidentales. Peter Germanos, qui a été juge d’instruction à Baabda avant d’être nommé à ce poste crucial, a expliqué que la justice militaire existe depuis les années 40. Il s’agissait alors de créer un tribunal pour statuer sur toutes les questions relatives à l’armée. Après les incidents de 1958 entre partisans de la RAU nassérienne et ceux du pouvoir libanais incarné par le président Camille Chamoun, le Parlement a adopté une loi antiterroriste, bien avant que le sujet ne devienne à la mode dans le monde occidental. Il s’agissait donc de trouver un cadre légal pour les affaires d’espionnage, de terrorisme et tout ce qui a trait à l’armée libanaise. Cette structure est critiquée par les organisations des droits de l’homme qui rejettent, par principe, les tribunaux d’exception. Mais aux yeux d’une partie de l’opinion, la justice militaire a fait ses preuves et prouvé son utilité dans les affaires de terrorisme notamment, parce que le tribunal militaire a une procédure rapide, indispensable dans les affaires qui touchent la sécurité de l’État et du pays en général. On l’accuse parfois d’être expéditive, en fait elle est accélérée pour les exigences de la stabilité. D’ailleurs aujourd’hui, la plupart des démocraties occidentales sont en train d’instaurer une justice spécialisée pour les affaires de terrorisme, parce que les tribunaux ordinaires de droit commun ne sont pas habilités à statuer sur ces dossiers. En France, il y a par exemple des juges antiterroristes. Pour Peter Germanos, le grand changement judiciaire a eu lieu au Liban avec l’amendement de la loi en 2001 qui a permis au procureur militaire d’être placé sous l’autorité du procureur général près la Cour de cassation, lequel est en principe totalement indépendant. Administrativement, le procureur militaire relève toutefois du ministère de la Défense.

Manipulation de l’information

Le juge Germanos rejette les critiques adressées à la justice militaire et rappelle que les sentences sont souvent clémentes. Ce fut notamment le cas, après la libération de 2000, avec les anciens collaborateurs de l’Armée du Liban-Sud et même dans les affaires de terrorisme. En tout cas, le tribunal militaire n’a pas de détenus arrêtés qui attendent toujours leur procès, comme c’est le cas avec les tribunaux ordinaires. De plus, les affaires jugées par les tribunaux de droit commun ont souvent abouti à des récidives... En réponse à une question, le procureur militaire affirme qu’il a proposé de créer une prison de haute sécurité spéciale pour les détenus jugés dangereux, mais faute de fonds, la proposition a été rejetée. Cela le désole car les prisons aujourd’hui sont, hélas, un lieu de radicalisation.

Selon Peter Germanos, le véritable problème aujourd’hui, ce sont les nouveaux médias et en particulier les réseaux sociaux. C’est un problème mondial et nul n’a encore trouvé de solution. Lorsque les médias, nouveaux et anciens (qui suivent les nouveaux), s’emparent d’une affaire en cours, ils exercent des pressions indirectes sur les juges qui, au contraire, ont besoin de calme et de sérénité pour statuer. Selon lui, les pressions médiatiques sur les juges militaires sont bien plus importantes que les interventions politiques. Il évoque ensuite le problème des «fake news» qui touchent par exemple l’armée et son chef en particulier

Comment faut-il réagir, se demande-t-il ? «Y répondre, porter plainte devant le tribunal des imprimés, laisser passer sans réagir ? C’est un véritable dilemme. En attendant, c’est la foire au Liban, on dit n’importe quoi, et si quelqu’un veut réagir, on brandit la liberté d’expression... À mon avis, il faut réglementer ce secteur. Mais ce qui est sûr, c’est que face aux réseaux sociaux, la justice devient plus difficile.» Le procureur rappelle que la justice n’aime pas la médiatisation, laquelle est actuellement poussée à l’extrême et alimente une crise de confiance populaire dans les institutions de l’État, dont elle fait partie. Il ajoute qu’il y a aussi «souvent une manipulation de l’information qui se transforme en opinion publique. En Occident, on ne peut pas critiquer les juges. Au Liban, par contre, tout est permis», affirme-t-il.

Développement des forces militaires

 De plus, selon Peter Germanos, la justice militaire, qui était au départ conçue pour traiter les questions relatives à l’armée, a vu son rôle se développer en raison du développement des forces militaires au Liban et de la multiplicité des services. Il y a par exemple 70000 soldats au sein de l’armée, 40000 agents au sein des Forces de sécurité intérieure, 15000 à peu près dans la Sûreté générale et près de 10000 dans la Sécurité de l’État. Ce qui, selon lui, est énorme pour un petit pays comme le Liban. M. Germanos refuse de parler d’un conflit entre les services ou entre lui et les services. «Le procureur militaire est le chef des services et il coordonne leur action», dit-il. Il ajoute que «dans une démocratie, les juges sont responsables des services. Lorsque les services deviennent plus importants que la magistrature, c’est que la démocratie va mal». C’est notamment le cas dans certains pays du monde arabe. En tout cas, le bon fonctionnement de la démocratie est en cause.

Il précise à cet égard que, selon lui, le juge «a le devoir d’ingratitude». Même s’il est nommé sur la recommandation d’une partie politique déterminée (ce qui est souvent le cas des nominations judiciaires dans le cadre du Conseil des ministres), il a le devoir de devenir indépendant et donc ingrat à l’égard de ceux qui ont favorisé sa nomination. Interrogé sur l’affaire du «bourreau de Khiam», Amer Fakhoury, le procureur militaire refuse de se prononcer sur une affaire en cours, mais il précise que le Liban souffre du fait qu’il n’y a pas eu une véritable réconciliation à la fin de la guerre. «On s’est contenté de voter une loi d’amnistie générale. Or l’amnistie, dans ce cas, équivaut à une amnésie. Et à chaque dossier un peu épineux, les vieilles blessures se rouvrent et les démons refont surface. Preuve en est que près de 30 ans après la fin de la guerre, on parle encore de réconciliation.»

 M. Germanos évoque par contre un cas qu’il a traité, celui de quatre militaires homosexuels, dans le cadre d’une plainte déposée par l’Académie militaire. Il avait demandé que l’affaire soit classée considérant que la loi parle «de pratiques sexuelles contre nature qui portent atteinte aux mœurs. Or, si les militaires n’ont pas agi en public, il n’y a pas atteinte aux bonnes mœurs». Sa position marque une nouvelle jurisprudence. Cette affaire avait d’ailleurs fait grand bruit. Le procureur évoque aussi le cas de celles qu’on appelle «les femmes de Daech» (les épouses ou les filles et proches des combattants de cette organisation). Les autres pays ne savent pas quoi faire d’elles. Le tribunal militaire, lui, a décidé de les entendre mais sans les emprisonner... M. Germanos déclare, non sans fierté: «Nous sommes les seuls à traiter ces dossiers délicats et nous le faisons avec transparence.» C’est pourquoi, il aimerait que l’on cesse d’attaquer la justice militaire qui, à sa manière, protège le Liban, selon lui.