« Quelle indépendance pour la justice ? Expériences internationales et libanaise »

Jeudi 28 et le vendredi 29 novembre 2019

La Faculté de droit et des sciences politiques (FDSP) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ) a organisé le 28 et le 29 novembre 2019, le colloque « Quelle indépendance pour la justice ? Expériences internationales et libanaise », à l’Amphithéâtre Gulbenkian du Campus des sciences sociales de la rue Huvelin, qui a réuni autour du thème de l'indépendance de la justice tous les acteurs du monde juridique et judiciaire. Le colloque fut l’occasion d’une première prise de parole publique par le  Premier Président de la Cour de cassation et du Président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Souhail Abboud, et le nouveau bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf.

Lors de la séance d’ouverture, le doyen de la FDSP, Pr Léna Gannagé, a estimé que « l’irruption de la citoyenneté dans le paysage libanais bouleverse profondément nos repères. Elle fait apparaître un certain engouement pour la chose publique, pour les institutions, pour le droit.  Pour la première fois, les Libanais réclament des comptes. Le fait que le pays soit au bord de la ruine y est sans doute pour beaucoup, mais les faits sont là ; la lutte contre la corruption, la fin de l’impunité, la restitution des biens mal acquis sont autant de slogans qui ont envahi l’espace public. Ils sont brandis dans toutes les manifestations de manière récurrente ; mais l’on se rend compte assez vite qu’ils sont condamnés à rester lettre morte en l’absence d’une justice indépendante seule capable d’en garantir l’effectivité. »

« La revendication d’une justice indépendante, ajoute Gannagé, à l’abri des interférences du politique, a de ce fait été propulsée sur la place publique. Elle s’affiche sur les pancartes des manifestants, elle suscite des débats nombreux à travers tout le pays. On ne recense plus le nombre de débats qui lui sont consacrés sous les tentes. Jamais semble-t-il dans l’histoire de ce pays, le besoin de justice, n’a été aussi puissant, aussi répandu, aussi exigeant. Cet intérêt soudain pour l’institution judiciaire est en tout point remarquable. Il traduit une volonté saine et légitime de la population libanaise de s’interroger sur l’état de la justice qui est rendue en son nom. »

« La bataille pour l’indépendance de la justice est désormais lancée. Elle sera inévitablement longue et douloureuse », tranche Gannagé, « et il lui faut d’ores et déjà affronter plusieurs défis. Il lui faut échapper d’abord au danger d’une approche monolithique et réductrice de l’institution judiciaire qui minimiserait le rôle et la place des juges indépendants au sein de l’institution elle-même. Il lui faut échapper aussi, sous couvert de promotion de l’indépendance, à la tentation d’une justice populiste qui substituerait à la culture de l’impunité enracinée dans le paysage libanais une culture de la suspicion généralisée. Enfin la question de l’indépendance doit être portée par une réflexion académique qui permette de mettre en évidence les moyens d’en assurer l’effectivité. »

De sa part, le recteur de l’USJ, Pr Salim Daccache s.j., a rappelé que la FDSP « a continué, depuis des années et dans les dernières années, à fournir à la pensée libanaise juridique et constitutionnelle de nombreux textes, recherches, écrits, conférences et séminaires scientifiques, et dernièrement, nous ne pouvons qu’apprécier, durant ce temps libanais de soulèvement unificateur,  le rôle joué par les professeurs de la Faculté et de l’Université en termes de sensibilisation et d’éducations, par les discussions et les dialogues dans les tentes des deux places, la Place des Martyrs et celle de Riad el-Solh et d’autres lieux où des centaines de citoyens ont suivi des cours utiles. »

« Ainsi l’écho de l’appel retentit, ajoute Daccache, pour que la magistrature retrouve sa prestance et son indépendance au service de la justice entre les gens, et pour les gens et l’État en tant qu’autorité dotée d’une position et d’une immunité. Cette question est soulevée non seulement par les parlementaires et les juristes, mais également par les citoyens eux-mêmes, car ils se trouvent dans plus d'un pays, en particulier au Liban, ils ont généralement perdu confiance en la politique et hommes politiques, en particulier ceux qui parmi eux assument des responsabilités, et tentent de s'immiscer de temps à autre dans les affaires judiciaires.

« Il ne fait aucun doute que les récents changements survenus dans le monde économique, social et politique rendent impératif le fait de doter ce pouvoir judiciaire de qualité, de compétence et d’indépendance », conclut le recteur de l’USJ.

Le premier jour du colloque a été clôturé par une conférence du bâtonnier Melhem Khalaf, dans laquelle il avait posé des questions sur le niveau de séparation des pouvoirs au sein de l'État, et avait estimé que cette question était soulevée en raison d'un dilemme dû à l'ambiguïté des concepts. « Nous vivons aujourd’hui, ajoute Khalaf, en violation flagrante de la Constitution en ne respectant pas le principe de la séparation des pouvoirs. Il est donc utile de demander que l’esprit de la démocratie soit injecté dans le travail des institutions en formant un gouvernement qui ne soit pas un microcosme du parlement, ce qui désactive la possibilité de prendre des décisions stratégiques ». « Sans ces réformes, nous continuerons à voir un changement de visages seulement ", a-t-il mis en garde.

"La pierre angulaire de la construction des pays, est l'administration de la justice par le biais d'un pouvoir judiciaire indépendant et efficace, responsable et luttant contre la corruption. Le pouvoir politique doit arrêter son ingérence dans le pouvoir judiciaire, les juges doivent s’abstenir de se contrecarrer, et les avocats d’arrêter de demander des faveurs à leurs amis les juges ", a-t-il déclaré. « Dans ce contexte, une nouvelle loi devrait confirmer que le pouvoir judiciaire et le barreau ont le premier rôle à jouer pour exiger cela. "

Le colloque a accueilli aussi le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Souheil Abboud, qui, à l’occasion de sa première prise de parole publique depuis sa nomination en septembre, a révélé avoir entamé dès le 16 octobre, un atelier de réformes au sein du corps des magistrats qu’il a appelé à respecter les règles éthiques et déontologiques en vue de préserver l’indépendance judiciaire. Devant une salle comble, Léna Gannagé, lui a rendu hommage, indiquant que « sa réputation d’indépendance a été la marque de sa carrière professionnelle ».

« Préserver l’indépendance judiciaire est un gros défi que j’espère être à même de relever », déclare d’emblée le président du CSM, estimant que « face aux revendications révolutionnaires, il faut désormais trouver des solutions plutôt que de se contenter de théories ». « J’ai adressé dans ce cadre une feuille de route de nature à surmonter la crise judiciaire aiguë que nous traversons. »

Pour M. Abboud, « tout juge doit être convaincu que le pouvoir judiciaire constitue un pouvoir constitutionnel qu’il faut exercer en toute indépendance, en même temps qu’une coopération à parts égales avec les deux autres pouvoirs (législatif et exécutif), dans le cadre des règles de droit ». « Le CSM a demandé à la Chambre des députés de ne pas examiner une proposition ou un projet de loi sans recueillir auparavant l’avis de cette institution », cite-t-il à titre d’exemple.

Revenant aux conditions d’une réforme en profondeur du pouvoir judiciaire, l’intervenant insiste sur les qualités dont doivent être dotés les magistrats. « Nous sommes dans un parcours de réformes judiciaire et nationale qui vise à mettre un terme à une corruption sociale et d’infrastructure, et remédier à une indépendance et un prestige défaillants. C’est à cet égard qu’un juge doit être persuadé que son rôle dans la société exige du courage, de la modestie, une grande moralité, des efforts soutenus et des sacrifices continus », martèle-t-il, avant d’insister : « Sa liberté et son indépendance doivent émaner de lui-même. »

M. Abboud a en outre fait part de la décision prise par le Conseil, avant le déclenchement de la révolte du 17 octobre, d’« adopter des critères objectifs pour les nominations et permutations, basés sur le professionnalisme et à l’écart de toute immixtion ». « Toute interférence, d’où qu’elle vienne, se répercutera négativement sur le juge concerné », a-t-il mis en garde, promettant à chaque magistrat « une récompense et une sanction selon son action », ainsi qu’« une évaluation scientifique qui permettrait de mesurer s’il est apte ou non à prendre en charge tel ou tel poste ».

Le président du CSM a fait par ailleurs état de mesures exceptionnelles prises pour remédier à la crise de confiance dans la justice. « Soyez certains que le projet d’assainissement interne est en cours de réalisation », a-t-il assuré, révélant qu’un juge a été limogé cette semaine par la haute commission de discipline au sein du Conseil. Il prône également des mesures de transparence. « Nous encourageons la levée du secret bancaire des comptes de magistrats. À ce jour, 300 juges ont déjà procédé à cette opération. » Pour lui, « il n’y a pas de relativité au plan de l’intégrité, ni de corruption avec réserve. Soit nous sommes intègres, soit nous ne le sommes pas ».

Une table ronde a par ailleurs réuni l’ancien président du Conseil d’État Chucri Sader, Randa Kfoury, présidente de la chambre criminelle de la cour d’appel de Jdeidé, et Amani Salamé, juge d’instruction et présidente du Club des juges, pour partager avec le public leurs expériences au sujet de l’indépendance de la justice. L’immixtion et le clientélisme pratiqués par la classe dirigeante ont étés évoqués, face auxquels, a affirmé M. Sader, il a fait de la « résistance », avant d’être poussé à démissionner. Pour sa part, Mme Kfoury a indiqué que durant plus de 20 ans de carrière, elle n’a jamais admis de subir une quelconque pression politique, estimant qu’un juge intègre construit rapidement sa réputation, de telle sorte qu’il devient de moins en moins sollicité. Mmes Kfoury et Salamé ont prôné des mesures qui favoriseraient l’indépendance de la justice tel le changement du mode de nomination des magistrats. « Ce n’est pas d’une réhabilitation dont a besoin le pouvoir judiciaire mais d’une reconstruction, d’une chirurgie invasive », a conclu Chucri Sader.

Des experts locaux et internationaux ont également participé au colloque, notamment Rizk Zgheib, Myriam Mhanna, Samer Ghamroun et Yehia Ghabboura, enseignants à la faculté de droit de l’USJ, et des professeurs à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ainsi que Melhem Khalaf, bâtonnier de Beyrouth, et Nizar Saghieh, directeur de Legal Agenda. La dernière séance a regroupé les anciens ministres de la Justice, Bahige Tabbara, Ibrahim Najjar et Chakib Cortbaoui. 

Consulter l'album photos 

Consulter les coupures de presse

Lire en ligne : 

http://nna-leb.gov.lb/ar/show-news/449887/

https://www.al-hiwarnews.com/?page=article&id=4591

https://aleph-lam.com/2019/12/03/مؤتمر-في-اليسوعية-عن-استقلال-القضاء-وك/

http://wadipress.com/?p=1744273