Les Fables de La Fontaine, « réécrites » par Chagall.

Nadim CHOUEIRI
Mardi 1 décembre 2020
Organisateurs


C’est un pari risqué que prend l’éditeur Ambroise Vollard en 1927 en demandant à Chagall de peindre les fables de La Fontaine; fleuron de la littérature française et jusque-là illustrées uniquement par Gustave Doré et Grandville. 
Dès l’annonce du projet, la critique se montre agressive : comment un artiste comme Chagall, russe et d’origine juive, se verrait-il confier l’illustration de ce monument littéraire français ? L’ambiance en est déjà à préparer le terrain pour la Deuxième Guerre mondiale.

 Mais la littérature et les arts triompheront :  Chagall est friand d’entreprendre ce projet qui lui ouvre les portes de la France, soutenu par Vollard qui rappelle au grand public le côté oriental des fables : ces dernières s’inspirent en effet des Fables d’Ésope, ce qui fait le lien avec le côté oriental du peintre. Cette œuvre phare de la littérature française a bel et bien des racines méditerranéennes.
Vollard dira : “C’est précisément en raison des sources orientales du fabuliste [l’inspiration des fables d’Ésope], que j’avais pensé à un artiste [Chagall] à qui ses origines et sa culture rendaient familier ce prestige d’Orient”.
Pari risqué, mais réussi : Chagall réalise pour chaque fable une gouache, illustrations qui sont en lien avec l’histoire tout comme celles de Doré, mais aussi en lien avec la morale, par le mouvement, les couleurs, l’action représentée. 

Prenons pour exemple une des fables les plus connues : Le loup et l’agneau (Livre premier, Fable X).

C’est de cette fable que nous tirons la fameuse phrase : « La raison du plus fort est toujours la meilleure », une phrase que La Fontaine écrit en référence à l’agneau qui se fait dévorer par le loup en guise de châtiment, parce qu’il était en train de se désaltérer dans une rivière – qui n’est à personne normalement. Mais le loup, quoiqu’injuste, est plus fort; et l’agneau, ayant fraudé à ses yeux, se retrouve châtié ainsi. 

Chagall fournit non pas une, mais deux gouaches pour illustrer cette fable, deux gouaches qui représentent parfaitement le déroulement des faits. 

Dans la peinture, il s’agit du loup qui interpelle l’agneau, quelques instants avant de le dévorer. Les couleurs dans cette première gouache sont plutôt vives, voire joyeuses et enfantines : nous n’en sommes pas encore au châtiment de l’agneau, mais à voir la posture du loup et ses crocs sortis nous comprenons qu’il est à venir. Notons que dans le reflet dans l’eau, nous ne voyons que le loup : l’agneau n’est pas représenté alors qu’il devrait l’être. Passons à la seconde  peinture pour comprendre la signification de cela. 

Dans cette seconde peinture, on se trouve à l’instant où l’agneau est dévoré par le loup. Les couleurs traduisent le changement qui s’est effectué dans l’histoire : les couleurs vives et plutôt innocentes (comme le bleu clair) laissent place à des couleurs “violentes”, comme le rouge, le tout sur un fond gris, blanc et noir. Chagall a ainsi créé une ambiance plus violente qui traduit parfaitement les faits se déroulant. Nous remarquons que le loup est teinté de rouge, une couleur symbolisant le sang de ses victimes, sa victime en l’occurrence; tandis que l’agneau est teinté de jaune, la couleur de l’innocent, victime d’avoir été présent au mauvais endroit au mauvais moment. Chagall utilise les couleurs pour nous transmettre visuellement le message de la fable.D’un seul coup d’œil, nous comprenons ce dont il s’agit. 

Encore une fois, le reflet dans l’eau de l’agneau est absent, c’est la manière de Chagall de réécrire la morale de la fable : « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». C’est uniquement le loup qui est peint dans le reflet de l’eau, parce qu’étant le plus fort il n’y a que lui et sa cause qui comptent. L’agneau, malgré le fait qu’il soit la victime, étant plus faible, n’est pas retenu, il ne compte pas : il est invisible. 

C’est donc en cela que consiste cet ouvrage qui est un must have pour les amoureux de la peinture et de la littérature. Chagall ne peint pas les fables de La Fontaine, il les réécrit à sa façon, comme nous l’avons vu dans cette brève analyse de l’une des fables et des gouaches qui l’accompagnent. 
L’ouvrage est finalement publié en 1952 par l’éditeur Tériade, qui aura repris les rênes après la mort d’Ambroise Vollard.