Hommage de SE Mme Marie-Claude Najm au Doyen Richard Chemaly

Mercredi 27 janvier 2021

Un mois après la disparition du Pr Richard Chemaly, Doyen honoraire de la Faculté de droit et des sciences politiques de l’USJ, nous publions l’hommage que lui a rendu SE Mme Marie-Claude Najm, ministre sortante de la Justice, Professeur à la FDSP et directeur du Centre d’études des droits du monde arabe de l’USJ.

 

الحضور الكريم، من العائلة والأصدقاء والزملاء والأحبة،

طوى لبنان - ومعه الجامعة اليسوعية وكلية الحقوق ونقابة المحامين - بغياب العميد البروفسور ريشار شمالي، صفحة مشرقة من تاريخه.

ريشار شمالي رجل العلم والثقافة. رجل الاستقامة والمبادئ والأخلاق. رجل الجرأة واللا مساومة. رجل العقل. رجل القلب. رجل الإيمان.

غاب في زمنٍ أكثر ما نحتاج فيه إلى العلم والثقافة، والاستقامة والمبادئ والأخلاق، والجرأة واللا مساومة، والعقل والقلب والإيمان.

أمام نفسه، وعلى إيقاع الذكريات الحاكيات، تستوي المشاعر بلغة القلب، منه وإليه.

فاسمحوا لي أن أخاطبه وأخاطبكم بالفرنسية التي عشقها، وجعلنا نعشقها معه.

Richard Chemaly aurait réfuté cet hommage d’un revers de la main. Fuyant honneurs et projecteurs, il aurait fui les distinctions d’usage et les hommages convenus. Mais les mots qui suivent ne sont point de ceux-ci. 

Des mots dénués de la patine des ministères et de la servitude du strict devoir. Des mots du cœur, tout simplement, orphelins et inconsolables. Les mots de l’étudiante qu’il a formée et de l’enseignante qu’il a recrutée, admiratrice de son érudition, nourrie de sa généreuse transmission. Les mots de l’amie qui avait pris le pli d’aller vers lui, mue par un besoin de paroles et d’écoute, riche de ses conseils qui apaisaient les doutes et confortaient le partage.

Le doyen Chemaly était un « homme nécessaire », indispensable pour ses proches. Il était acquis et savoir, critique et censeur, refuge et exutoire, mémoire et souvenirs, hier et demain…

Dans son salon-bibliothèque, le reflet de l’Homme, sans ambages ni superflu. Sur le bureau, au milieu des livres, le fouillis des articles, l’encre bleue du droit, des écrits de nuit, ratures et hachures, ponctuation et sur-phrases… Et la lumière qu’une santé précaire n’éteignait jamais !

L’homme à la culture immense, littéraire et scientifique, et surtout le mélomane, l’amateur incollable de musique classique, de symphonies et polyphonies. Dévoreur du génie de Mozart, reclus dans son « petit Salzbourg » de salon, et féru de la sensibilité de Schubert.

De l’avis unanime, le doyen Chemaly était autorité et notoriété morales. Tenant les rênes de la Faculté de droit et des sciences politiques durant les années sombres de la guerre, et lui consacrant quatre sacerdoces consécutifs, il a réussi à préserver l’essentiel : l’excellence de l’enseignement et l’intégrité de l’administration. Cultivant discrètement son champ de savoirs, il était parrain, conseiller et tuteur de ses étudiants, balisant avec une bienveillance personnalisée le parcours de chacun. En 1990, défiant les bombardements, il rédigera à la main les attestations des étudiants qui avaient choisi de poursuivre l’année à l’étranger et les portera en personne à domicile pour leur épargner, ainsi qu’aux secrétaires, le risque du déplacement. Pour ceux dont il avait pressenti la fibre du droit, il écrira des lettres de recommandation qui ont ouvert bien des portes car, à Beyrouth comme à Paris et ailleurs, on savait que le doyen Chemaly ne forçait jamais sa plume. Aucune lettre de complaisance, aucune formule toute faite, aucun penchant pour la facilité. Chaque chose lui prenait du temps, parce que chaque détail était minutieusement réfléchi. Pour nombre de doctorants, il aura lu et annoté des brouillons de thèse, même lorsqu’il n’en était pas le directeur, même en dehors de sa spécialité. Penché sur son ouvrage, il disséquait le sujet avec la précision de l’orfèvre et le scalpel du chirurgien.

Enseignant, doyen, avocat, arbitre, consultant. Pas une question épineuse sans qu’il ne fût sollicité, par les étudiants et les enseignants, par les avocats et les magistrats, par les doyens qui lui ont succédé et le rectorat qui le mettait constamment à contribution. On se fiait à son écriture unique, à son savoir linguistique et juridique, à son raisonnement imparable, à sa hauteur de vue, à son esprit nuancé mais décisif. Parce qu’il alliait à merveille, dans cette forme d’intelligence rare évoquée par Pascal, l’esprit de géométrie à l’esprit de finesse.

Certes, sa plume incisive, souvent peu charitable, en aura froissé plus d’un. Lequel d’entre nous n’a-t-il pas écopé, un jour, telle une gifle, d’un reproche acerbe, d’une parole rude, d’une savonnade sans bulle… ? D’aucuns le trouvaient incommode, austère et bourru, bougon et brutal, parfois même misanthrope. C’était bien mal le connaître... Son austérité était le simple reflet de son exigence, de son attachement aux institutions, de sa rigueur morale et académique. Ses fins de non-recevoir, le miroir de son intégrité, de son intransigeance, de sa force de caractère. Son ton abrupt, l’éclat de sa transparence, le rejet de toute hypocrisie, le veto opposé à la moindre concession.

Ce qu’il abhorrait profondément, c’était les médiocres et les prétentieux, lesquels d’ailleurs allaient souvent de pair. Car il était l’antithèse de l’ordinaire et de la vanité. Critique sévère de la « mise en commun de l’imbécillité » sur les réseaux sociaux – l’expression est empruntée à Gaby Nasr – il déplorait l’appauvrissement de la langue, prélude inexorable de l’affaissement de l’esprit. Mais ce qui l’abattait par-dessus tout, c’était de voir notre pays entraîné dans une décrépitude galopante et sans fin. Et s’il m’a encouragée, quoiqu’avec inquiétude, à rejoindre les rangs d’un gouvernement de crise, il doutait que je puisse m’acclimater au monde abject de la politique, appréhendait mes montées au front, souvent seule et sans appui, déplorait mon engagement vaincu d’avance, à ses yeux, par la voyoucratie, et priait discrètement l’instant de ma liberté recouvrée... Ce n’était, là encore, que le signe de sa profonde sollicitude. Cette sollicitude dont il aura toujours fait montre pour les plus humbles de ses auxiliaires autant que pour ses pairs.

Le sentiment d’immense tristesse qui nous étreint, avec la disparition de Richard Chemaly, dans la cruelle solitude de ces temps pandémiques, est néanmoins doublé d’un voile de soulagement. Le soulagement que la mort lui apporte au terme du supplice enduré, car ces dernières années auront été impitoyables. Aux douleurs du corps - auxquels il s’était résigné et qu’il lui arrivera même d’évoquer avec humour - s’ajoutent les souffrances de l’esprit. L’année 2019, en particulier, est celle des grands départs dont il peinera à se remettre. Ceux de Salim Jahel et de Pierre Gannagé, qui avaient forgé avec lui l’âme de notre Faculté. Et peu de temps après, le départ de son frère Raymond, auquel il vouait une admiration et une affection infinies. « Je n’ai même pas de larmes pour le pleurer », m’écrivait-il, déplorant la sécheresse des yeux dont il souffrait.

Monsieur le Doyen, Monsieur Chemaly, cher Richard, les yeux qui vous pleurent aujourd’hui versent des larmes de gratitude. A ceux qui ont eu la chance de vous côtoyer, vous avez appris - de tout votre cœur - à rejeter la médiocrité, à admirer la finesse, à rechercher l’excellence et à s’armer d’intégrité. A chacune et à chacun d’entre nous, vous avez donné quelque chose d’exceptionnel et d’unique : une part de vous-même.