Université Saint-Joseph de Beyrouth    
E-exposition




L'œuvre et l'homme

Texte anonyme dactylographié conservé aux archives de la Compagnie de Jésus à Vanves (France), écrit probablement par Henri Jalabert.

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L’œuvre

Sa portée me paraît bien jugée par M. Gabriel Bounoure conseiller pour l’instruction publique auprès du Haut Commissaire : « Parmi nos œuvres de Syrie il n’en est point qui portent un témoignage plus éloquent du zèle et du dévouement de nos missionnaires que les petites écoles de la montagne libanaise dirigées par le Père Delore.

«Ces écoles au nombre de 42 sont situées dans la partie centrale du Liban chrétien, le Kesrouan, le Batroun. Elles s’échelonnent de la côte à la haute montagne dans les villages très pauvres en tout temps et que la crise de la soie plonge aujourd’hui dans un dénuement complet et une misère qui fait peine à voir.

« 42 écoles, 47 professeurs, 1800 élèves, un territoire montagneux grand comme la moitié d’un de nos départements, telle est l’étendue de la tâche où se vouent le zèle apostolique et la ferveur de charité du Père Delore. Vraie vie de missionnaire que la sienne…»

Quelle montagne ? Un juvéniste, compagnon de circonstance, qui eut la chance de faire « la tournée des écoles » avant de se rendre au scolasticat, nous la décrit en son admirable variété :

«Voici Smar Djebail avec sa citadelle et sa vieille église, village plein d’accueil. Abdillé, avec son paysage de ruines : amas de pierres et pans de murs découpés sur le ciel, maisons écroulées des morts de faim de la dernière guerre. Djâj, à la fois aisé et minable. Tartège, aux pauvres maisons à terrasse de terre, à la population misérable, aux petits pâtres sauvages, facilement effarouchés, avec leur épaisse chemise et leur long cheroual noir, qui courent, tignasse au vent, après leurs chèvres. Puis soudain, quelques tournants de route plus loin, Bcha’lé, beaucoup plus affiné, où les filles travaillent avec des doigts de fées broderies et dentelles. Continuez encore et tout à coup, au col, vous découvrez, sous nos pieds, Douma, village grec orthodoxe, confortablement installé dans son amphithéâtre de verdure, avec sa féerie de toits rouges luisant au soleil. Il y a les petits villages de la vallée du Nahr Ibrahim, pauvres et laborieux, à la population simple. Les villages métoualis, défiants, avec qui on préfère ne pas trop frayer la nuit et dont les enfants accueilleront peut-être votre automobile, comme ils ont accueilli la nôtre, à coups de pierre. Et puis là haut, en remontant l’immense vallée, deux villages situés en des aires grandioses, où la race est superbe : Kartaba et Akoura. Deux villages qui ont dû être frères, mais ne se ressemblent plus. L’un déjà européanisé avec ses hôtels ouverts aux villégiateurs. L’autre resté encore intact au pied de ces montagnes à pic. »
Tel est le pays « étrangement varié, comme les invasions qui l’ont formé de toute la richesse de leurs apports ».

Equipement et programme le disent assez :
« Deux sacs en bandoulière font partie de la silhouette du Père : l’un en cuir, l’autre en toile, tous deux gonflés d’objets disparates : livres scolaires, objets de piété, habits de rechange, vêtements pour les pauvres, missel, linge d’église etc.…Quand le Père part pour une première communion les bagages sont plus considérables : robes blanches pour les filles, tuniques de croisés pour les garçons, drapeaux, bannières de tous genres, baldaquin pour la procession, bandes d’étoffe, tout un attirail de décoration, sans oublier épingles, fil et ciseaux… » Un mulet devient nécessaire ; mais le Père n’en va pas moins à pied.
Voilà pour l’équipement.

L’itinéraire, même lorsqu’il serpente au fond des gorges, n’est qu’une série de montées et descentes à travers les murailles rocheuses. Plus souvent c’est une ascension continue. « A Chouan, écrit le Père Rigoulet , au plus profond de la vallée du fleuve Adonis, un villageois m’a montré un sentier qui gravit la rive opposée. C’est une montée à pic qui prend une heure et demie. «Eh bien, me disait-il, chaque fois que le Père nous quittait pour se rendre à l’école de Birlehait, c’était la même histoire. Il voulait partir seul. J’avais pitié de lui, et voulais porter ses bagages. Il refusait obstinément. Après un quart d’heures d’insistance j’obtenais l’un des deux sacs: nous partions, mais à peine arrivés au sommet du raidillon il reprenait son sac et me congédiait avec une effusion de remerciements et de souhaits».

Le Père voyageait ainsi par tous les temps. Ni la neige, ni l’obscurité ne l’arrêtaient. A Kefar Debian à 1300m. d’altitude, en plein hiver, il arrivait parfois à une heure avancée de la nuit. S’il avait eu une défaillance dans les gorges sauvages, rencontré quelque fauve, c’est en vain qu’il eût appelé. On avait peur pour lui ; mais il était confiant, marchant le chapelet à la main ; et de fait il ne lui est jamais arrivé d’accident grave.
Le récit suivant, dont le hameau de Chouan cité plus haut garde souvenir illustre bien la protection de Dieu sur son missionnaire.

Il renouait après dix ans la tradition de ses visites : “Ils m’ont souvent supplié de retourner les voir, confiait le Père à son compagnon, le Père Fenoyl. Dont nous tenons le récit : ils voudraient aussi une école. C’est demain dimanche. Il faut que nous y soyons ce soir pour leur dire la messe demain et les communier.

A six heures du soir nous partons. A la tombée de la nuit nous arrivons dans un hameau où nous devons chercher guide et lanterne. Car le chemin est difficile, surtout la nuit. Notre homme est là, mais il lui faut laisser ses enfants seuls ( car sa femme est absente), quatre ou cinq garçons dont l’aîné a bien douze ans. Mais les bambins répondent qu’ils n’ont pas peur, ils garderont la maison. L’homme prend son falot, un gourdin, et en avant.
Tandis que nous marchons en file indienne dans le sentier à flanc, le Père fait soudain un bond en arrière. Un serpent est là, à ses pieds. Un serpent de la plus mauvaise espèce, nommé dans le pays “abrach”. Sa piqûre a causé le mois dernier plusieurs morts autour de nous. Notre guide l’assomme avec son bâton, et nous l’emportons roulé dans un linge, pour la collection du Séminaire.

La lune s’est levée. Nous traversons une forêt de pins le long d’une vallée à pic, par des sentiers qui montent et descendent sans cesse pour éviter les falaises de rochers.
Nous apercevons les lumières du village, de l’autre côté du ravin, bien que nous soyons à une heure de marche au moins. Le Père me dit : “ Je vais sonner la trompe. Peut-être s’en souviendront-ils, bien qu’ils ne l’aient pas entendue depuis dix ans.”

Le son se répercute le long de la vallée. Puis soudain, surprise! La voix de la cloche lui répond. La vaillante petite cloche qui se met à sonner à toute volée. Comme elle résonne joyeusement dans ces gorges sauvages par cette nuit calme. Et puis…mais oui, ces pauvres gens ont illuminé l’église.
Nous arrivons. Les gens se pressent. Un homme murmure : “ C’est le Christ qui vient au milieu de nous ” L’histoire du serpent fait rapidement le tour. Nous voici à l’église : une pauvre masure en pierres sèches, avec terrasse de branchages de terre, où l’on a peine à se tenir debout. Jésus trouvera demain sa pauvreté de Bethléem, mais il aura aussi ses bergers au cœur droit et l’âme simple.

Prière du soir. Puis le Père prêche : “il faut être prêt. La mort peut venir d’un moment à l’autre. “ Et notre serpent qui est là sous leurs yeux vient lui servir d’exemple convaincant.

A 11 heures et demie nous soupons. Il est juste temps. Le lendemain, dès 7 heures, la petite cloche se met à sonner. Les gens crient à ceux du hameau voisin de venir, car il y a messe. Vers 6 heures les enfants commencent à venir. Le Père les interroge à tour de rôle pour voir ceux qu’il peut communier. Puis il commence à confesser tout le monde. Ceux qui sont à jeun maintenant, les autres après la messe. La messe est suivie avec beaucoup de recueillement. A l’Evangile, le Père parle à ces pauvres avec tout son cœur. Tous ceux qui sont à jeun communient. Puis les confessions reprennent.

Quand au sortir de l’église nous cherchons à prendre une photographie, nous sommes étonnés de voir le soleil au-dessus de nos têtes. Nous tirons nos montres : il est déjà midi. »
Autre trait qui trahit bien l’esprit dont s’inspirait le missionnaire. S. E. Mgr Abed voyageant en auto rejoint le Père qui marche à pied flanqué de ses deux sacs. Il l’invite à monter ; insiste. Le Père paraît se décider; puis se reprenant : « Merci, Monseigneur, excusez-moi pour aujourd’hui; c’est vendredi.»

Cette endurance à la marche édifiait grandement les Libanais de la montagne qui y voyaient avec l’amour de la pauvreté une ressemblance à leur vie si rude. Le père était bien de chez eux, l’un d’eux, le premier à la peine.
Dès lors il pouvait se montrer exigeant, rabrouer vertement maîtres, maîtresses, même le curé. On acceptait, sachant bien qu’au surplus la fâcherie se terminerait par quelque gratification, ou par quelque don d’ornement, linge d’autel ou intentions de messes. Il avait aussi presque dans chaque village sa clientèle pauvre: un estropié, une vieille femme, un paysan surchargé de famille qu’il visitait et secourait.

Tel nous apparaît le Père en tournée. Venons au programme.

S’il s’agit d’une première communion, ce doit être la plus grande fête pour les enfants et pour le village : il faut que le souvenir en reste gravé en l’âme du communiant. Le Père n’y épargne ni peine ni dépenses. Il s’est rendu au village trois jours d’avance : trois journées d’intenses préparations. Dès sept heures du matin et jusqu’à onze heures se succèdent prières, explications du catéchisme, exercices de défilé. A onze heures le Père dit sa messe. L’après-midi, nouvelle réunion de 1h.à 5h. Chaque fille est vêtue d’une robe blanche et porte une jolie couronne ; les garçons sont en costume de croisé et brassard, les bancs de l’église drapés de blanc et fleuris ; enfin tout un déploiement de bannières et drapeaux dans l’église et sur la place pour les défilés. L’après-midi, le Père conduisait les communiants, les élèves et leurs parents en un site reconnu d’avance et les photographiait. Ainsi garderaient-ils de l’inoubliable journée un document quasi officiel et non dépourvu d’art. Le Père savait choisir son cadre, sa position, et disposer son monde.
Avec la communion des enfants, l’éducation religieuse primait tout. Mais l’instruction et la bonne formation n’était pas négligées.

Les inspections sont sérieuses, minutieuses même. C’est souvent à l’improviste que le Père se présente, afin de constater les absences et de surprendre le maître en pleine classe. Rien n’échappe à son contrôle : pas plus les fournitures scolaires qu’il expédie par les chauffeurs en petits paquets préparés des ses mains, que l’écriture et la tenue des cahiers.
Maîtres et maîtresses sont ainsi suivis de près. Des cours de pédagogie sont organisés pendant les vacances soit à la Visitation de Zouk soit chez les sœurs des Saints Cœurs de Ghazir et le résultat en est soigneusement noté dans le dossier de chacune des maîtresses.

Faut-il en vouloir au Père d’avoir en ces écoles de montagne donné place au français ? Lui peut-être y voyait une façon d’intéresser à ses écoles les bienfaiteurs de France et surtout, ajoutons-le, d’entretenir l’amitié séculaire de nos deux pays. Plus profonde encore que l’amitié franco-libanaise, s’instaurait et se propageait une amitié chrétienne de la plus haute valeur. Entre bienfaiteurs de France et écoliers libanais des liens se créaient qui nous rendent comme palpables la réalité du Corps mystique et l’union de ses membres. Les lettres de France recommandent au Père Delore et à ses enfants les intérêts de familles et les intentions les plus chères de ses correspondants. Dans une lettre qui séjourna six ans au contrôle postal de Damas une dame recommande son mari officier sur le front, une parente qui attend un bébé et une autre gravement malade. Et de fait on priait beaucoup dans les écoles pour la France et pour les bienfaiteurs. Ceux-là seuls s’offusqueront dont un étroit nationalisme bouche la vue, ou encore qui n’ont jamais compris la valeur de formation d’une langue étrangère dont toute l’histoire sinon la structure est apparentée à la nôtre ; ou enfin qui systématiquement prétendraient borner toute la formation du montagnard à l’horizon de ses chèvres ou de ses mûriers, alors que au moindre berger de la montagne, suivant un observateur de passage, « on trouve ici la fierté d’un prince » et que, plus significative que les réceptions à l’école avec bouquets et compliments, l’hospitalité improvisée d’une famille paysanne est un accueil de distinction sans recherches, marque d’authentique noblesse. Tout cela n’est-il pas, en partie du moins, résultat de cette éducation sérieuse et adaptée à nos écoles de montagne ?

Le travail que supposait en dehors des tournées pareille surveillance apparaît effrayant. « J’en suis émerveillé, écrit le Père Rigoulet, ne serait-ce que pour tenir en ordre tous ses comptes et son énorme correspondance. Il n’avait aucun secrétaire, il n’employait ni la machine à écrire ni la polycopie. Les circulaires aux professeurs étaient toutes écrites de sa main. Il avait chez lui un magasin de fournitures scolaires et de livres classiques et c’est lui qui faisait les emballages avec sa minutie habituelle. J’ai trouvé sa comptabilité parfaitement en ordre : commandes, factures, registres des dépenses tout était groupé et étiqueté. Le Père conservait toutes les lettres reçues et les classait suivant différentes rubriques : à revoir, à répondre, vu, revu, fini. Aussi a-t-il laissé des archives encombrantes. Les lettres sont groupées dans une enveloppe qui est ficelée des quatre côtés ; puis elle-même est placée dans une enveloppe plus grande de nouveau ficelée des quatre côtés…C’est pour le chercheur pressé un exercice où parfois la patience est à bout.
« La correspondance avec les bienfaiteurs était une charge écrasante. D’abord les adresses étaient recueillies avec empressement et classées. Il en reste une vingtaine de gros cahiers. Il arrivait au Père de transcrire en entier des lettres de faire-part où il espérait trouver un filon de bienfaiteurs. C’est de préférence la nuit que le Père écrivait ses lettres dont il griffonnait un brouillon rapide dans des cahiers spéciaux. Il écrivait jusqu’à ce qu’il fût épuisé de fatigue : alors il se couchait ou souvent achevait la nuit sur la chaise longue. Le lendemain il se levait un peu plus tard et disait la messe vers 8 ou 9 heures, quand il était prêt .»

Terminons par ces lignes de son dernier supérieur : « Pour le recrutement de ses instituteurs et institutrices il faisait passer des examens longs et minutieux, un peu naïf quelquefois. Mais là encore il voulait se rendre compte si le candidat avait toutes les qualités désirables. Il tendait des pièges innocents par centaines questions bien préparées d’avance et qui en fait étaient insidieuses.

« Pour l’argent, il a réalisé un véritable tour de force. Il avait la charge de 40 écoles (certaines étaient « secrètes » c.à.d. qu’il les subventionnait sans en rien dire à personne. En fait tout le monde le savait. Il avait quelques subventions officielles, mais qui étaient nettement insuffisantes. Il lui fallait trouver le reste en demandant à des bienfaiteurs. Ces bienfaiteurs il en trouvait partout : en Amérique, en Egypte, en Europe, mais surtout dans la région de Lyon naturellement. Il gardait secrètes toutes les adresses et avait même tendance à les cacher aux supérieurs. Pourtant il avait un sens très aigu de l’obéissance… »

L’homme

On l’a aperçu déjà à travers son œuvre.

Dans sa famille, la famille de son frère, le docteur Delore, chirurgien lyonnais bien connu mort quelques années avant lui, il a laissé très grand souvenir. Sa correspondance avec les siens était très fidèle, mais ne parlait jamais de ses succès.
Un ancien condisciple nous le peint au collège «enfant sage», ne se mettant jamais en avant, réussissant peu dans ses études malgré une application soutenue. Au scolasticat, le « non attigit » fit plus d’une fois semble-t-il poser la question de son rendement futur. Lui-même parlait des longues heures passées sur ses livres d’arabe pour n’arriver qu’à un succès très médiocre. « Il ne savait pas la langue. S’il convertissait, c’était surtout parce qu’avec sa ténacité il faisait partager ses convictions à ses interlocuteurs. ».
Que conclure ?
Qu’un seul talent, qu’une fraction de talent bien employée rend au centuple au service du Maître ; mais aussi peut-être qu’il est d’autres dons que ceux qu’évaluent nos barèmes scolaires et qui n’ont pourtant ni moins de valeur ni moins d’importance.

Je parle de dons naturels. Mais la grâce n’adopte-t-elle pas les dispositions qu’elle trouve en nous. L’ardente charité, le dévouement surnaturel du Père Delore s’appuyaient sur un fond de sérieux, d’application persévérante, de concentration de toutes ses forces que plusieurs ont remarqué.
Quatre ans avant sa mort le crayon d’un artiste amateur fixait son portrait et analysant son œuvre le critique d’art qui doublait l’artiste notait : « Svelte, alerte, de visage ascétique, des rides nombreuses sur son front disaient un homme de combat. Bien au centre, entre les deux yeux enfoncés mais toujours illuminés d’un clair regard, toutes les autres lignes du visage convergeaient. Ce fut l’homme d’une pensée centrale, dont rien, ni personne ne pouvait le détournait.

Concentration ne dit pas nécessairement reploiement. C’est sur son objectif que le Père concentrait son regard et ses forces. Avouons-le pourtant : demeuré au plan naturel un tel tempérament risquait fort l’étroitesse. Mais quand l’objectif, même sous les espèces très concrètes et forcément resserrés d’un département scolaire, devient « le règne de Dieu dans les âmes », la concentration tourne en force de conquête inappréciable. La preuve en est que, sorti pendant la guerre 1914-1918 du milieu devenu le sien, le Père, en un cadre tout différent, trouve l’emploi de ses dons de nature et de grâce. C’est d ‘abord en paroisse dans le Mâconnais, où « il remplace plusieurs curés, missionne et contribue à de magnifiques conversions .» Puis dans les hôpitaux de Lyon où, mobilisé comme infirmier, il s’occupe des blessés de toutes les salles, dans les ressources de ses légendaires musettes, comme dans les rayons d’une bibliothèque improvisée trouve de quoi occuper, adoucir et au besoin sanctifier les longues convalescences.

Au Liban même son œuvre ne l’absorbe pas tellement qu’il ne se prête à celle des autres. Le Bachir et les brochures de l’Imprimerie catholique trouvèrent en lui un zélé propagandiste. « Avant la guerre, écrit le Père Mâlouf, la poste au Liban était mal faite. Le Père mit à notre service une équipe de facteurs à domicile. Cette organisation eut de bons résultats et en outre faisait vivre assez convenablement de pauvres facteurs. Les dentelles du Liban ne lui durent-elles pas quelque renommée parmi les familles lyonnaises ? »
Ainsi « concentré » si l’on veut, mais nullement fermé, le Père était joyeux, ouvert en communauté. Bavard même, note son supérieur : comme le sont les hommes pris par une idée, par une œuvre : apportant toujours quelque histoire, de quoi éveiller l’intérêt : photo bien réussie ; article du Nouvelliste, du cher Nouvelliste, ou, en grand mystère, quelque cadeau reçu de France.
Ses petites manies n’étaient guère gênantes, de la déformation professionnelle, un peu du souci de ne pas déranger, de se tirer d’affaire par soi-même ; d’autres marquent un pli de dévotion ou de vie mortifiée.
Ainsi cette cachotterie que tous signalent pour tout ce qui touchait aux aumônes reçues, à l’administration de son département. «En son fief, écrit un témoin plein d’humeur, dictateur évangélique. Comme ces capitaines de l’ancienne marine, maître à son bord après Dieu.»

Ainsi le besoin d’ordre jusqu’à la minutie ; certains scrupules de pauvreté, et jusqu’à la persistance à descendre à la cabine téléphonique publique alors que déjà le téléphone était installé à la maison.
Y eut-il en tout cela quelque entêtement ? « Je crois surtout qu’il raisonnait lentement, juge le Père Beaulieu son dernier supérieur, et avait peine à saisir les raisons opposées qu’on lui alléguait ».

Nous avons dit comment cela cédait devant « le moindre signe de la volonté du supérieur ». Qu’il s’agit de renoncer à dormir tout habillé ou à une chambre trop appréciée sans doute parce que vis à vis de la chapelle, la volonté du supérieur, même s’il y avait quelque lutte intérieure, était décisive. « J’avais été assez bête pour avoir l’idée de protester, confiait-il à propos du changement de chambre. Au fond cela vaut mieux comme ça ». Par ailleurs s’affirmait sa confiance en la grâce de l’obéissance. « Il garda sur sa table pendant des mois une lettre du R. P. de Bonneville alors supérieur de la mission. Comme on craignait à ce moment de ne pouvoir ouvrir les écoles faute d’aide venant de France, le R. P. avait répondu : faites confiance à la Providence et le Père Delore avait laissé tomber tous ses raisonnements, tous ses atermoiements.»

Une seule de ses habitudes put une fois ou l’autre incommoder un peu : la longueur de sa messe. « Elle durait au moins trois quarts d’heure, parfois plus d’une heure ou d’une heure et demie. Il y avait du scrupule(il voulait très bien faire), mais aussi de la véritable dévotion. Il se serait cru injuste s’il avait oublié aux Memento les bienfaiteurs pour qui il avait promis de prier ». Ce n’était là du reste qu’une des formes de son attachement à la prière : office récité devant le Saint Sacrement, innombrables chapelets égrenés sur la route.
Nous voici à sa vie intérieure. Elle paraît avoir été peu compliquée. Dans ses cahiers de récollections – cela n’étonnera aucun de ceux qui l’ont connu – la note qui domine est l’humilité : ses fautes, ses insuffisances reviennent presque à chaque ligne. Mais avec l’humilité, une confiance sans borne, spécialement envers la T. S. Vierge, confiance pleine d’effusion et de simplicité. : « Sur sa table et contre les murs de sa chambre il avait accroché au moins une vingtaine de reproductions de Madones différentes. Beaucoup de dévotion aussi pour la petite Sainte Thérèse. Il lui attribuait beaucoup d’interventions miraculeuses en sa faveur…
« Son zèle très apostolique. Nous avons vu le souci qu’il avait de confesser tout le monde à son passage dans les villages. « Il lui arrivait de se confesser lui-même trois ou quatre fois par jour pour amener les curés de la montagne à se confesser à lui. Aux visiteurs il imposait sa volonté : « mettez-vous là ; je vais vous confesser ». L’indifférence au « qu’en dirait-on » est signalée aussi par plusieurs comme caractéristique.

Les gens le savaient très mortifié, et il avait presque sa légende. Non seulement il ne se couchait pas dans un lit (remarque presque unanime), mais quand ses musettes étaient vides il y transportait des pierres. Ce qui est un fait c’est la vénération que tous professaient à son égard.
Beaucoup sont venus prier sur sa tombe et au moins une vingtaine de villages ont célébré pour lui des offices funèbres en faisant son é loge dans des sermons et discours.

Terminons sur ce dyptique d’un artiste déjà cité : le Père est en tournée d’inspection. C’est vacances, L’école, pauvre petit cube au flanc de la vallée est vide. Il faut pourtant réunir son monde et régler les affaires urgentes. Le Père a grimpé l’échelle qui conduit à la terrasse.
« Dressé face à la vallée il tire sa trompe de cuivre et lance ses appels aux quatre coins cardinaux. Sa silhouette noire se détache sur l’immensité du ciel bleu. Tête haute, torse bombé sous l’effort du souffle, soutane au vent, il répète, bien simplement, sans romantisme aucun le grand geste de notre seigneur "venite ad me omnes"… ». Aux pieds de cette grande ombre si sincère et si symbolique, oubliant les menues misères de l’homme pour voir à cette heure ce qu’il est réellement…je dois comprimer mes sanglots subitement jaillis. Sous mes yeux un de ces tableaux aimés des peintres chrétiens : le missionnaire dominant la montagne, la mer, et appelant vers les sommets de l’au-delà…

« La dernière fois que je le vis, à Beyrouth, il sortait de l’Hôtel-Dieu. Opéré, mais définitivement condamné. C’était une folie…décharné, le corps absolument ployé, à angle droit, il écarta médecins et religieuses infirmières…Il n’avait été que trop longtemps absent de son fief : ses voix l’appelaient sur la montagne…elles l’appelaient au ciel. »


 

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