Contre vents et marées, ces jeunes Libanais à besoins spécifiques entrent sur le marché du travail

Après avoir décroché leurs diplômes de l’Université pour tous, des jeunes épileptiques, trisomiques ou encore atteints de dysphasie réussissent leur insertion professionnelle.
Jeudi 9 décembre 2021
Organisateurs


Charbel Jabbour aide à la préparation des desserts chez Cat & Mouth. « Il a mûri avec l’expérience », assure sa mère, Zeina Jabbour. Photo UPT

In L'Orient-Le Jour par Chantal Eddé, le jeudi 9 décembre 2021

Ils ont commencé à travailler il y a quelques mois dans l’hôtellerie, la restauration ou l’art. Aujourd’hui, Alceste Darazi, 21 ans, atteinte de dysphasie, Nour Ayach, 20 ans, souffrant d’épilepsie, Charbel Jabbour, 21 ans, Rami Ezzeddine, 18 ans, et Charbel Khairallah, 23 ans, tous trois porteurs de trisomie 21, sont des jeunes épanouis. Ils ont appris, au fil des jours, à être autonomes dans l’exercice de leurs fonctions. « J’aime bien aller au travail, je suis contente parce que je suis en train d’apprendre comment faire des sacs, des trousses ou des habits », s’enchante Nour Ayach, qui peint et dessine à l’atelier de produits artisanaux Hartouqa. Depuis son plus jeune âge, cette jeune fille sociable s’intéresse à la mode, son rêve étant de devenir styliste. « Nour est toujours à la recherche d’idées et de modèles pour pouvoir avancer dans sa formation. Pouvoir créer, découvrir et produire la pousse à persévérer et à s’épanouir dans ce domaine », explique sa mère, Hilda Ayach. Présentant des troubles de la mémoire, de la concentration et du langage, « elle surmonte ces difficultés par son enthousiasme, sa volonté d’apprendre, son assiduité et son plaisir de travailler », confie Mme Ayach. Celle-ci ajoute que « Nour a le sentiment que son travail et ses efforts sont bien récompensés grâce à son salaire mensuel ». À l’hôtel Bossa Nova, Alceste Darazi, elle, travaille dans la cuisine. « J’aime préparer des plats et dresser la table ! J’aide en épluchant des pommes de terre, en rangeant des ingrédients dosés dans des sacs ou en préparant la salade. Lorsque je rencontre des difficultés, je m’adresse aux chefs qui sont prêts à m’aider, raconte-t-elle. Je me suis fait beaucoup d’amis que j’aime bien. Je suis très heureuse ! » Il y a tout juste une semaine, la famille d’Alceste a reçu une bonne nouvelle : la jeune femme a décroché un contrat de travail annuel. « Enfin, notre rêve s’est réalisé ! » annonce, radieuse, sa mère, Lydia Achkar. « Les efforts que j’ai depuis toujours déployés, la persévérance, la performance et les compétences acquises par Alceste ont aujourd’hui porté leurs fruits », continue-t-elle avec un air de satisfaction et de gratitude.

 

Charbel Khairallah confie que lorsqu’il part au travail, il se sent pareil à ses amis. « Je me sens exister ! » lance-t-il avec enthousiasme. Photo UPT

Charbel Khairallah confie que lorsqu’il part au travail, il se sent pareil à ses amis. « Je me sens exister ! » lance-t-il avec enthousiasme. Photo UPT

Prenant des cours de piano, de vocalises et d’autodéfense depuis plusieurs années, la formation qu’elle a suivie à l’Université pour tous (UPT), rattachée à l’Université Saint-Jospeh (USJ), puis son travail ont aidé la jeune fille à mieux gérer son hyperactivité et son manque de concentration et à s’établir des routines. « J’ai toujours voulu qu’elle développe ses compétences. C’est une fille disciplinée. Lorsqu’elle a du travail, elle sait qu’elle doit se lever le matin avec un certain nombre de tâches à accomplir », explique encore sa mère en ajoutant : « Ce sont des habitudes que j’ai réussi peu à peu à instaurer afin qu’elle puisse être indépendante… » Charbel Khairallah, lui, a trouvé sa place dans le même hôtel, où il occupe le poste de valet de chambre. « Je me sens mieux depuis que j’ai commencé à travailler. Je m’amuse, je suis très heureux dans ma vie ! » avoue-t-il. Ses tâches consistent à changer les draps de lit et à préparer le bureau des chambres. Son père, Paul Khairallah, confie que, depuis que Charbel a commencé à être rémunéré, « il met de l’argent de côté, sort beaucoup plus avec ses amis et réalise qu’il est responsable de lui-même ». Par ailleurs, le traiteur Cat & Mouth a recruté Rami Ezzeddine comme assistant-chef, ce dernier ayant découvert qu’il aimait l’art culinaire après plusieurs stages effectués dans différents domaines. « Depuis qu’il a commencé à travailler, il est devenu plus responsable et autonome. Il est content d’économiser son argent pour s’acheter des choses », souligne Faten Ezzeddine, sa mère. Également à Cat & Mouth, Charbel Jabbour aide à la préparation des desserts, découpant les fruits ou mélangeant les ingrédients. « Aujourd’hui, Charbel a beaucoup plus confiance en lui-même, il a mûri avec l’expérience », assure sa mère, Zeina Jabbour, ajoutant qu’« à la base, il a une forte personnalité », ainsi que le sens de l’humour et un caractère sociable qui « sont des atouts très importants pour réussir professionnellement ».

 

Nour Ayach travaille à l’atelier Hartouqa. « Pouvoir créer, découvrir et produire la pousse à persévérer et à s’épanouir dans ce domaine », indique sa mère. Photo UPT

Nour Ayach travaille à l’atelier Hartouqa. « Pouvoir créer, découvrir et produire la pousse à persévérer et à s’épanouir dans ce domaine », indique sa mère. Photo UPT

L’insertion professionnelle, un processus impliquant plusieurs acteurs

Le projet d’insertion professionnelle des jeunes à besoins spécifiques a vu s’engager une équipe d’orthopédagogues de l’UPT aux côtés d’employeurs et de deux organisations non gouvernementales qui ont collaboré chacune à sa façon : ProAbled en sensibilisant les entreprises sur l’inclusion et en accompagnant les personnes à besoins spécifiques dans leur formation et leur recherche d’emploi ; et Tri-pulley en payant les salaires de six diplômés durant les sept premiers mois de leur embauche. Toutefois, la préparation à l’insertion professionnelle commence dès le début du parcours académique à l’UPT, une formation initiée par l’association

 

Le travail a rendu Rami Ezzeddine plus automone, plus responsable. Photo UPT

Le travail a rendu Rami Ezzeddine plus automone, plus responsable. Photo UPT

Include, s’étalant sur deux années dont la dernière inclut des stages d’approfondissement et de participation. À la fin du parcours, l’équipe d’orthopédagogues dresse le profil de chaque diplômé. « Son but est de situer le candidat en mettant l’accent sur ses compétences, ses facilités, son niveau de communication, sa logique, et non pas ses difficultés. Dresser le profil nous aidera ainsi à trouver un emploi qui lui correspond et, en parallèle, à opérer des accommodations raisonnables sur le lieu de travail », explique Grace Khawam, chercheuse en développement et handicap à l’Oxford Brookes University et collaboratrice principale dans le projet d’insertion professionnelle inclusive. Les orthopédagogues adaptent, par ailleurs, le milieu de travail au profil de chaque jeune pour lui permettre « de trouver sa place, repérer les personnes référentes, comprendre sa fonction et l’activité qu’il va exécuter, se familiariser avec l’environnement physique et s’organiser en fonction decet espace », note Claudine Moubarak Constantin, coordinatrice de la formation inclusive. Ceci implique ainsi en premier « la modification des heures et des jours de travail, et la réduction de l’horaire », note l’orthopédagogue Aya Wehbé. Coach de travail de Charbel Jabbour et Nour Ayach, cette dernière ajoute qu’il est essentiel aussi d’adapter l’espace en tant que tel. Ainsi, tenant compte du profil de Nour, celui-ci a dû être calme et l’éclairage adéquat. Pour d’autres jeunes, l’adaptation est liée à la communication de l’information. « Charbel Jabbour, par exemple, a besoin qu’on lui répète les instructions à plusieurs reprises pour s’assurer qu’il a bien compris la tâche. Il était aussi nécessaire d’offrir des instructions claires, simples et précises, avec un seul élément d’information à la fois », continue Aya Wehbé. L’orthopédagogue travaille ainsi sur l’adaptation des tâches au cas de chaque employé. Dans certains cas, « il faut non seulement les lui expliquer, mais lui présenter aussi les étapes sous une forme visuelle qu’il pourra consulter à tout moment pour se remémorer les détails », affirme Claudine Moubarak Constantin. En fonction de ses capacités, le jeune va pouvoir ainsi décoder la consigne qui sera écrite ou dessinée.

Ainsi, comme Charbel Khairallah lit les pictogrammes, il a disposé d’une suite de dépliants numérotés « représentant chacun la photo d’un objet qu’il doit placer sur le bureau de la chambre d’hôtel », poursuit Mme Moubarak Constantin qui est coach de travail auprès de ce jeune et d’Alceste Darazi. Il en va de même pour cette dernière qui a pu se référer aux photos représentant les ingrédients d’une salade ou les outils dont elle doit se servir pour couper et presser un citron. « Comme il lui arrivait de jeter un citron sans le presser, je lui ai ajouté, dans ses références visuelles, la photo d’un citron vidé de l’intérieur puis la photo d’une poubelle », indique sa coach de travail. « Intelligente et attentive, Alceste capte vite, mais, étant hyperactive et s’ennuyant vite, elle a du mal à bien se concentrer et terminer ses tâches jusqu’au bout », explique sa mère. Aujourd’hui, après 7 mois de travail, son rendement s’est bien amélioré. Ainsi, l’orthopédagogue et coach de travail Élisabeth el-Rassi se réjouit qu’il arrive à cette jeune fille « qu’elle pense d’elle-même à une solution et qu’elle prenne l’initiative de contourner la difficulté qu’elle a rencontrée ». Dans le processus d’adaptation, le jeune à besoins spécifiques utilisera d’ailleurs des outils alternatifs ou un matériel que l’orthopédagogue aura adapté à ses besoins.

 

Alceste Darazi, qui prépare des plats dans la cuisine de l’hôtel Bossa Nova, vient d’obtenir un contrat de travail annuel. Photo UPT

Alceste Darazi, qui prépare des plats dans la cuisine de l’hôtel Bossa Nova, vient d’obtenir un contrat de travail annuel. Photo UPT

Adaptation et évaluation positive pour une estime de soi accrue

En parallèle, le rôle des employés référents, responsables de guider les jeunes à besoins spécifiques, est indispensable. « Les employés de l’hôtel se sont concentrés sur la manière de communiquer afin de bien expliquer chaque détail du métier, note Khalil Zeineh, le directeur des opérations à l’hôtel Bossa Nova.

Nous avons aussi appris et appliqué de nouveaux styles de formation afin d’enseigner les compétences requises à Alceste et Charbel ».Une insertion professionnelle réussie inclut, en outre, des évaluations régulières réalisées par l’orthopédagogue en collaboration avec l’employé(e), l’employeur et le référent afin d’opérer les ajustements nécessaires. « L’évaluation positive et constructive va engendrer la satisfaction et l’engagement du jeune, et va influencer sa motivation et son bien-être », estime Claudine Moubarak Constantin. D’ailleurs, Élisabeth el-Rassi évoque « l’évolution progressive de ces jeunes, et les difficultés qui s’estompent et qui se transforment en compétences acquises ».En somme, l’insertion professionnelle inclusive aide l’employé à avoir confiance en lui-même. « L’adaptation lui permet de prendre connaissance de ses capacités, son travail sera mis en évidence par ses collègues, il se réjouira de son efficacité, ce qui le motivera et l’incitera à s’engager davantage », souligne Mme Moubarak Constantin. Pour Lydia Achkar, Alceste se considère aujourd’hui sur un pied d’égalité avec son père et sa mère : « Elle doit quitter la maison, tout comme nous, pour aller au travail ! » Valorisés par leur entourage, satisfaits de leur propre rendement, l’estime de soi de ces jeunes se développe. « Nour se sent active et productive au sein de la société. Elle sent aussi qu’elle exerce un métier reconnu et valorisant », assure ainsi Hilda Ayach. Pour sa part, Charbel Khairallah confie que lorsqu’il part au travail, il se sent pareil à ses amis. « Je me sens exister ! » lance-t-il avec enthousiasme. Exister, car, comme toute autre personne, ces jeunes à besoins spécifiques ont le droit d’accéder à des postes, de se tracer une carrière. Différemment intelligents, ils en ont toutes les capacités. Il suffit de s’y prendre autrement. À travers l’histoire de réussite d’Alceste, sa mère, Lydia Achkar, souhaite transmettre un message d’espoir, mais surtout d’encouragement, « à chaque mère et père qui ont honte de leurs enfants, qui les cachent du regard d’autrui, afin qu’ils réalisent que leurs jeunes ont une énergie que nous, les autres, n’avons pas ! »