Dans les coulisses de l'amitié

Tala Jaafir
Mardi 18 janvier 2022
Organisateurs

Narcisse, mon ami

« Le moi n’est pas maître en sa propre demeure »[1] –affirmait Freud- pour mettre en relief la prégnance de notre inconscient et de nos désirs refoulés qui motivent insidieusement nos choix dans la vie, y compris le choix de nos amis : nous connaissons bien l’adage populaire « dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es ».

C’est donc sur la trame de l’« identification » que se noue souvent l’amitié : Nous choisissons un ami qui nous ressemble ou qui incarne ce que l’on a été ou l’idéal du moi que l’on aimerait atteindre. C’est ce que Freud appelle le choix d’objet de type « narcissique »[2]. S’identifier c’est donc « Comparer l’autre à soi-même, le découvrir en possession de ce qu’on a perdu et que l’on regrette de ne pas ou de ne plus avoir »[3]. Mais c’est aussi puiser dans la psyché de l’autre des caractéristiques pour les introjecter et modifier son moi de sorte à ce qu’il ressemble, à ce qu’il devienne quelque peu identique, à celui de l’autre[4].

La jouissance narcissique que nous apporte l’amitié d’un autre semblable fait appel à nos vécus enfantins dans notre relation des premiers temps à notre mère : nos amitiés – à l’adolescence surtout- miment le bonheur absolu de la fusion première à la mère, la plénitude de ne faire qu’un avec un autre indifférencié qui nous comprend hors parole, qui liquide hic et nunc toutes nos tensions et nos frustrations  : « impression confuse que l’autre est porteur d’une image idéale, construite dans l’enfance sur l’empreinte de la mère perdue »[5]. Bref, nos amitiés entrouvrent la possibilité de redonner corps à ce que Freud appelle le « fantasme du paradis perdu »[6], elles suggèrent l’espoir de retrouver la relation fusionnelle avec notre mère. C’est ce qui faisait dire à Freud que « trouver l’objet sexuel n’est en somme que le retrouver »[7].

Une libido amicale ?

Mais que vient faire le « sexuel » en matière d’amitié ?

Pour le commun des mortels, sexualité rime avec amour. Alors que la tendresse est assimilée à l’amitié. Ce clivage place amour et amitié aux antipodes et occulte le continuum libidinal qui mène de l’un à l’autre. En effet, pour Freud, en amour comme en amitié, un autre est investi libidinalement, cela signifie qu’il compte pour nous, que nous sommes attachés à lui et qu’il nous procure du plaisir. On dit que cet autre fait l’objet d’un investissement sexuel pulsionnel. L’amitié consisterait en des pulsions sexuelles refoulées et donc « inhibées quant au but »[8], alors que l’amour consisterait en des pulsions libidinales recherchant une satisfaction sexuelle directe (l’union génitale).

Bien que l’amitié soit source de plaisir (elle procure une jouissance narcissique et sexuelle pulsionnelle), il n’empêche qu’elle est -comme toute relation affective - empreinte d’ambivalence. En effet, « toute relation affective intime, de plus ou moins de durée, entre deux personnes -rapports conjugaux, amitié, rapports entre parents et enfants- laisse un dépôt de sentiments hostiles, ou tout du moins inamicaux »[9].

Quand bien même on se leurrerait d’illusions, un ami n’est jamais un double de soi, il a ses propres désirs, ses propres manières d’être et ses propres opinions. Cette confrontation à l’altérité, cette déception du fantasme de fusion et de plénitude narcissique est source de frustration, d’où les sentiments hostiles et haineux qui viennent s’ajouter sans se substituer à l’amitié. Cette ambivalence, lorsqu’elle est tolérée, peut-être maturative parce qu’elle permet d’aimer son ami dans la séparation, en respectant et en s’enrichissant de ses différences et en affirmant sa propre identité et son individualité.

 


[1] S. Freud (1914-1923) Essais de psychanalyse appliquée. Idées- Gallimard. Paris.1973

[2] S. Freud (1914) Pour introduire le narcissisme In. « Pour introduire le narcissisme », éditions in press, Freud à la lettre, France, 2013. Page 88.

[3] Brun, D. (2005). La passion dans l'amitié. Paris : Odile Jacob. Page 51.

[4] Laplanche, J., & Pontalis, J.-P. (1990). Vocabulaire de psychanalyse. Paris : PUF. Page 187.

[5] Brun, D. (2005). La passion dans l'amitié. Paris : Odile Jacob. Page 51.

[6] Barreau, J.-J. (2005). Sigi mon amour, ci-gît l'amour. Topique (1), 101-114. Récupéré sur https://www.cairn.info/revue-topique-2005-1-page-101.htm. Page 114.

[7] S. Freud (1905), « La sexualité infantile », dans Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987. Page 132.

[8] Freud, S. (1921). Psychologie des foules et analyse du moi. In Essais de psychanalyse (2001 éd.). Paris : Payot & Rivages. Page 196.

[9] Freud, S. (1921). Psychologie collective et analyse du moi (éd. 1953). Paris : Payot. Page 52.