Fête patronale de l’USJ (2024)

Daccache : « Réveiller notre résistance intellectuelle et culturelle ! »
Mardi 19 mars 2024

C’est sous l’intitulé « Réveiller notre résistance intellectuelle et culturelle ! » que le Recteur de de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), le Pr Salim Daccache s.j., a prononcé cette année, qui coïncide avec 149e anniversaire de la fondation de l’USJ, le traditionnel discours de la Saint-Joseph. La cérémonie a eu lieu dans le grand amphithéâtre du Campus des sciences et technologies de l’USJ - Mar Roukoz, en présence notamment, de S.E. Abbas Halabi, ministre de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, de S.E. Mgr Paolo Borgia, Nonce apostolique au Liban, et du R.P. Michaël Zammit, Supérieur provincial de la Compagnie de Jésus au Proche-Orient et au Maghreb. Ils ont ainsi eu l’occasion d’écouter le programme d’action multiforme de l’USJ, pour résister à l’affaiblissement de l’identité libanaise et faire triompher les valeurs et l’amour de la patrie, menacées de délitement.

Après la belle méditation traditionnelle consacrée à Saint Joseph, le Recteur est entré dans le vif du sujet en annonçant les quatre points essentiels de son discours : « retenir du passé de l’Université pour le présent et l’avenir ; la tradition de résistance intellectuelle et culturelle de l’USJ ; les vraies menaces sur l’enseignement supérieur et sur le Liban et notre réveil pour continuer la mission ».

Dans son discours, le Recteur Daccache a annoncé qu’un calendrier de la commémoration de « l’année jubilaire » des 150 ans de l’USJ sera dévoilé le 30 avril prochain, « si des menaces de guerre ne viennent pas modifier nos plans », et que le protocole d’accord pour la fondation d’une USJ-Côte d’Ivoire, à Abidjan sera signé ce jour-là.

Faire le lien entre le passé et le futur

Sur le premier point, après avoir souligné l’enracinement dans l’histoire, de l’idée de la fondation d’un « collège central universitaire d’Asie », une quarantaine d’années avant la fondation en 1875 de l’ USJ , puis le déplacement du Collège jésuite de Ghazir (Kesrouan) vers Beyrouth, devenue centre  régional incontournable, le Recteur  a défini les trois missions majeures de l’USJ, consacrée « pilier libanais de l’éducation », non sans avoir rappelé que ces missions sont marquées  par les défis, les épreuves et les souffrances de l’histoire, en particulier par  « le tournant de 1975 , la menace de fermer l’Université et le sang versé des années 1975-1990 , qui ont été des moments de confirmation de continuité de l’œuvre  universitaire ».

« La première de ces missions, a enchaîné le Pr Daccache, est d’offrir par l’enseignement et la recherche le savoir le plus avancé dans les différentes disciplines, c’est le sens de la création de nouvelles facultés mais aussi de nouveaux programmes à travers le temps, y compris la création de filières anglophones. »

« Notre deuxième mission est d’assurer aux étudiants des compétences transversales comme la formation intellectuelle d’une tête bien faite à l’ouverture d’esprit, à la méthode, à la rigueur et au sens critique, et de même, une formation socioculturelle aux valeurs d’humanisme, de patriotisme, de fraternité universelle et à la citoyenneté engagée comme à la solidarité sociale et nationale. »

« Envers et contre tous, notre troisième mission reste de délivrer un message d’ouverture, de respect de la diversité, de vénération des valeurs humaines, d’engagement citoyen au service de la collectivité, d’amour de la liberté et de refus de la servitude. »

L’USJ, levier de résistance

 « La détermination de notre Université à honorer ces valeurs en a fait un levier de résistance intellectuelle et culturelle, confirme le Recteur, insistant que si la fondation de l’USJ a incarné « une présence forte des institutions catholiques et francophones face à la poussée des missions protestantes », cet enjeu est aujourd’hui dépassé, puisque l’USJ est désormais « liée à l’Université américaine de Beyrouth par un accord de collaboration ».

« Mais, ajoute-t-il, l’USJ a dû affronter tour à tour les méfiances des autorités ottomanes, l’anticléricalisme de certains gouvernements français, diverses formes d’obscurantisme, des idéologies exclusives, du fanatisme et du repli. »

La tradition de résistance intellectuelle et culturelle

Abordant le second point, le Recteur Daccache affirme : « Le mot « résistance », qualifié d’académique et de culturel, je ne suis pas le premier à l’utiliser : en revenant aux écrits des recteurs Jean Ducruet et Sélim Abou, nous apprenons que « résister » c’est ne pas céder devant les moyens violents ou contraignants qui menacent les piliers de l’existence du Liban et de l’Université, c’est ne pas accepter le vide intellectuel et culturel créé par des aventures contraires au sens de la fondation du Liban, c’est aussi refuser les dérives de l’enseignement universitaire lorsque l’Université cesse de remplir sa mission nationale et culturelle et est menacée par les tentations matérielles et financières. Retenons ce que dit Daryush Shayegan qui souligne le rapport nécessaire entre la démocratie à la pensée critique, dont l'absence se fait cruellement sentir de plus en plus dans cette région du monde (…). »

« Je serais taxé d’ignorant si j’oubliais de souligner le rôle que l’Université Saint-Joseph a accompli dans la lutte sociopolitique et la résistance pacifique à l’occupation des troupes syriennes de notre pays durant plus de trente ans. Il serait injuste de ne pas souligner ici l’action du feu P. Sélim Abou pour être l’écho de sa Béatitude Mar Nasrallah Boutros Sfeir qui pressait les Syriens de s’en aller. Il serait tout aussi inéquitable de ne pas souligner combien le mouvement estudiantin indépendant de l’USJ, de 1998 jusqu’en 2005, a été le fer de lance de cette résistance qui a pesé lourdement dans la décision du retour de l’armée syrienne dans ses casernes. »

Et le Recteur Daccache de conclure ce point en affirmant : « Si nous devons être aujourd’hui encore des résistants, c’est que la menace est toujours pesante sur l’enseignement supérieur, sur le Liban et sa survie comme État, sur son système de valeurs et son contrat social. »

Les menaces qui nous guettent, intérieurement et extérieurement

Des menaces internes et externes pesant sur l’USJ, le Recteur citera, pour commencer, celles qui relèvent du domaine académique : la « parcellisation » du savoir et sa marchandisation. À l’externe, il parlera tour à tour du « vide intellectuel et moral » qui menace la société libanaise, de « l’émigration forcée » et enfin de la perte du sens de l’État.

« Je commencerai par une évidence, a-t-il ainsi dit : il y a aujourd’hui une parcellisation du savoir : la science est devenue un éparpillement de sous spécialités qu’il faut assumer et convertir en programmes et diplômes. »

Passant des sciences exactes et informatiques aux sciences humaines, il a souligné que le phénomène de la parcellisation du savoir débouche sur « la recherche d’une définition univoque de l’humain » qu’il faut élaborer à nouveau pour pouvoir répondre à « la question de toujours : « qu’est-ce que l’humain » ?

« Ce pullulement scientifique et cette parcellisation du savoir pose une question pertinente aux universités, surtout ici au Liban : comment et avec quelles ressources d’enseignants et de chercheurs assurer l’enseignement », s’est interrogé le Pr Daccache, avant d’aborder « l’autre risque, celui de la marchandisation de ce savoir et des diplômes ».

Marchandisation du savoir

« Un des effets de cette marchandisation, et non des moindres, c’est que les universités sont désormais objet de vente et d’achat telles que des entreprises de confection de chaussettes ou de production de produits alimentaires, enchaîne le Pr Daccache. Un autre effet de cette marchandisation, c’est la course aux classements comme ceux du Times Higher Education et Quacqarelli Symonds qui vous mènent sur un terrain glissant où c’est l’argent qui fait et défait la place des universités. »

« Nous ne chercherons jamais à faire de notre enseignement supérieur un business avec une logique de profit. Témoin de cela, l’importance de l’aide financière à nos étudiants qui représente le quart du budget annuel de l’Université », conclut-il.

Au passage, le Recteur aura relevé une anomalie typiquement bureaucratique : « Des universités décernent des diplômes à des étudiants qui ont acquis les compétences avec grand sérieux. Mais il se trouve que ces programmes ne sont pas validés par le Ministère suite à des retards dus à l’instabilité politique et aux crises de tous genres. Résultat de ce constat : les universités travaillant avec conscience et sérieux sont sanctionnées tandis que celles qui se permettent de délivrer des diplômes de complaisance bien payés, continuent leur travail comme si de rien n’était. » 

Les menaces externes

Concernant les menaces externes, le Pr Daccache dira : « La troisième menace vient à mes yeux du vide moral et intellectuel que nous vivons aujourd’hui au Liban et qui s’accompagne d’un problème plus profond qui met en cause notre identité libanaise, lorsque les tensions deviennent fortes dans un pays et les contradictions sévères, paralysant toute action de salut et par conséquent, les structures mêmes de l’État ».

« L’affaiblissement de l’identité libanaise commune, analyse-t-il, favorise des identités de groupes imaginées et imaginaires, renfermées sur elles-mêmes et agressives, fanatiques et réactionnaires. Si l’appel au fédéralisme est devenu récurrent, c’est du fait que des gens ont peur pour leur propre identité, peur pour leur identité imaginée face à une autre identité perçue comme menaçante. »

« La question de l’identité et des identités artificielles n’est pas neuve mais elle pouvait être réduite grâce au bon fonctionnement de l’État et de ses rouages. Ces derniers temps, elle aboutit à une impasse tous les 10 ou 15 ans, et à des crises sans fin. Devant cela, notre seul salut viendra par un retour aux constantes culturelles et aux valeurs libanaises, à une conception plus large de l’identité, aussi large que le cœur de François, le jésuite et franciscain, et de Cheikh Ahmad al Tayeb (ndlr : recteur d’Al-Azhar) le soufi et l’hachémite ; ils ont appelé tous deux à une seule identité, celle de la fraternité humaine. »

Sur la menace de « l’émigration forcée », la quatrième menace, le Recteur affirme que « cette émigration est à double tranchant. D’une part, elle est toujours nécessaire, puisque pour vivre et survivre, pour assurer du pain et quelque sécurité sanitaire, l’émigration est un appui financier important pour ceux qui continuent leur vie au Liban ! Mais le départ des plus jeunes, de familles entières depuis 1975 est devenu un cauchemar ! Pour la seule année 2022, 52 000 personnes ont quitté définitivement, et ce chiffre est passé à 76 000 en 2023. Et de plus en plus de bacheliers libanais, munis du bac français, partent en France au lieu de faire leur premier cycle au Liban. En 25 ans, le Liban a perdu - ou bien des pays surtout occidentaux ont gagné - plus de 75 pour cent des cerveaux libanais, c’est-à-dire des diplômés dont la plus-value va à d’autres pays ».

Et de continuer : « La cinquième menace concerne le destin de l’État (…)  la cause principale pour laquelle nous devons lutter et résister intellectuellement et politiquement est la restauration de l’État libanais », a conclu sur ce point le Recteur.

« Quel État cherchons-nous ? Celui qui repose sur l’aide financière des émigrés ? Celui des night-clubs et des restaurants ? Est-ce l’État non producteur et non productif dont la seule mission est de collecter des taxes pour que les chefs du régime au pouvoir financent leurs clients corrompus ? Quelle autre forme d’État peut nous ressembler et nous rassembler ? Quel modèle durable pour le XXIe siècle ? Dans ce sens, l’élection d’un nouveau président de la République est une nécessité constitutionnelle. 

 « Qu’il soit maronite ou non… »

« Qu’il soit maronite ou non, glisse au passage le Recteur, ce président est une garantie de souveraineté et d’égalité entre nous et un gage de la solidité du contrat social entre libanais. L’État ne peut pas être considéré comme un ennemi, car chaque fois que l’État est déconsidéré, le confessionnalisme s’enracine et s’étend, affaiblissant le sentiment national. Les spécialistes de la science politique nous rappellent que le droit d’exister pour un État n’est pas acquis pour toujours. Le rôle de l’Université, par les actions culturelles, sociales et académiques de formation des nouvelles générations, consiste à demeurer une boussole pour dire que l’État libanais, qui est né du flanc de l’Université en 1920, cet État/nation ne saurait disparaître ou vivre dans le coma. » 

Continuer notre résistance et notre réveil…

Parvenu à ce point, le Recteur relèvera « les pas effectués pour être du niveau d’une véritable université ». La « résistance » de l’USJ, dira-t-il, que ce soit sous la forme de réalisations actuelles ou de pistes futures, s’effectue sur quatre niveaux distincts : académique, culturel, social et citoyen. »

Au niveau académique :

1) L’institutionnalisation d’une nouvelle forme d’université autour d’un organisme central avec de larges prérogatives au rectorat a commencé en 1975, (…). Depuis lors, ce mouvement s’est renforcé par la création du Haut Conseil, les procédures, les politiques, les statuts, les services à l’ensemble de la communauté comme la vie étudiante, le service d’insertion professionnelle, la direction des admissions, et bien d’autres initiatives.

2) Les accréditations internationales, obtenues ces dernières années par l’Université ou certaines de ses Facultés, constituent une authentique reconnaissance d’excellence (…). Mais l’accréditation la plus décisive et la plus positive est celle qui nous provient des entreprises et du marché quand la qualité de nos diplômes facilite l’insertion professionnelle. Les témoignages des chefs d’entreprise sont les plus précieux pour nous.

 3) La création du Centre de formation professionnelle et continue qui répond au besoin de développement des compétences des personnels des entreprises et des industries.

4) La recherche scientifique portée par nos enseignants-chercheurs, une option essentielle pour l’USJ et le besoin de développer un intérêt de plus en plus accentué pour les questions d’actualité et les questions qui pèsent sur l’enseignement universitaire comme l’intelligence artificielle, les crises dans leur variété et interdépendance, les datas science…

Au niveau culturel :

5) Nos initiatives dans ce domaine sont nombreuses, résume le Recteur : création de chaires : la Chaire d’Amérique latine, la Chaire Pierre Gannagé, la Chaire Abbé Youakim Moubarak, la Chaire d’études phéniciennes,

8) Autre manifestation de résistance culturelle : le Chœur de l’USJ, joyau de l’Université au service de la musique et du chant, sous la direction de Yasmina Sabbah.

9) La Bibliothèque Orientale, et sa photothèque, à  côté du célèbre musée  MIM, fleuron de la collection de pierres minérales, et bientôt le Musée de la peinture contemporaine, surtout libanaise, dessiné par le professeur architecte Amale Andraos sur le terrain de l’USJ en face de la Sûreté générale.  

10) Le Campus (en projet) des sciences managériales et économiques du nom de Charles Corm, dans l’immeuble et le jardin, chantre de la francophonie, acquis par l’USJ.

Au niveau social :

Dans ce domaine, a dit le Recteur, figurent « les initiatives récentes, telles que « al Mazeed » et l’ « USJ en mission », mais aussi la poursuite des actions sociales de la Vie étudiante et de l’Opération 7e jour qui travaillent auprès des délaissés et des plus pauvres. »

Figure aussi le Service social de l’USJ et l’octroi de bourses, dont le budget actuel a dépassé les 17 millions de dollars.

 « Il s’agit là, précise-t-il, d’un « acte de solidarité pour que le savoir soit à la portée de chaque être humain et, en l’occurrence, de tous nos jeunes étudiants qui sont notre raison d’être. »

L’environnement et l’écologie, dans le sillage de de l’Encyclique Laudato Si et des 17 objectifs de développement durable de l’ONU, sont bien présents dans les programmes de l’USJ, enchaîne le Recteur, grâce à la Chaire de l’écocitoyenneté et du développement durable, un effort que fédère un collectif de Facultés.

L’Hôtel-Dieu de France et le réseau hospitalier USJ/Hôtel-Dieu de France, traduisent au jour le jour le souci de l’USJ d’être, dans notre société, un pôle important de service de la santé (…) grâce à un lien structurel fort avec la faculté de médecine laquelle va inaugurer cette année ses nouveaux bâtiments et son centre de simulation.

Au niveau citoyen et politique :

L’USJ envisage de créer un centre ou une chaire « Philippe Salem » et une Académie de formation à la citoyenneté qui est une contribution de l’USJ au changement et au désir de retrouver le vrai sens de la politique comme service de la société.  Le lancement de cette Académie de formation à la citoyenneté a été marqué par une leçon magistrale de  Joseph Maïla ; la première promotion des 35 étudiants y a achevé sa formation du Diplôme universitaire d’engagement civique et de démarche citoyenne. »

La formation des intelligences, apostolat et mission

« Dans ce Liban, une université jésuite a toute sa place car ce qui la caractérise, c’est l’approfondissement, a conclu le Pr Daccache. Tel fut le message d’Adolfo Nicolas, regretté supérieur général des Jésuites, aux enseignants de l’USJ lors de sa visite en mars 2013. Dans sa lettre sur l’engagement intellectuel, il insistait sur la formation de l’intelligence et des intelligences comme apostolat et mission.

« L’espoir repose aujourd'hui sur la perspective d'une paix régionale juste et équitable. En octobre 2019, nous nous sommes accrochés à la volonté du changement pour le bien de notre pays. Après l’explosion du port et au cœur de la crise financière, nous avons relevé le défi de poursuivre notre mission académique et sociale. Et demain, ce ne sera pas la violence qui règlera le conflit à Gaza (…). Nous espérons que dans cette quête de la paix juste, le Liban aura sa place à la table des négociations afin que, le moment venu, il prenne en main son propre destin et qu'il recouvre, sur de nouvelles bases, le rôle régional qui était le sien. Mais que de réformes et de décisions à assumer pour pouvoir y arriver ! L’avenir est incertain, mais l'espoir est plus fort que le doute ».

Sortant de son texte, et citant l’ancien président Charles Hélou, le Recteur se fera chaudement applaudir en lançant : « Le combat pour l’âme du Liban, nation en devenir, ne cessera jamais ! ».

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