« Germaine de Staël, un esprit libre »

Quatrième colloque sur un penseur suisse de langue française, organisé par le Département de philosophie (FLSH)
Vendredi 14 décembre 2018
Campus des sciences humaines

Pour son quatrième colloque sur un penseur suisse de langue française, le Département de philosophie de la Faculté des lettres et des sciences humaines a choisi la figure exceptionnelle de Germaine de Staël (1766-1817). Au cours de la séance inaugurale de cette manifestation, le 14 décembre 2018, ce caractère hors du commun de la femme de lettres genevoise a été mis en évidence par tous les intervenants.

« L’événement Mme de Staël »

Pour Mme Nicole Hatem, Germaine de Staël est un événement parce qu’« il n’y a pas de mot qui puisse être associé avec plus de justesse » à son nom que celui-ci « et que l’authentique liberté de l’esprit, quand elle apparaît, surgit comme un événement ». Le Chef du Département de philosophie explicitera la première raison en évoquant, d’abord, l’effet de son œuvre sur ses contemporains et sur ses lecteurs libanais puis les événements historiques (Révolution française, règne de Napoléon) dont la fille de Necker ne fut pas seulement une actrice, un témoin, mais aussi une analyste. Pour ce qui est de la deuxième raison, Mme Hatem se réfèrera à la devise des Lumières dont se réclame Mme de Staël (« Ose penser par toi-même ») pour souligner la rupture douloureuse qu’implique toute expression d’une pensée non conforme à l’opinion dominante, drame qu’illustrent à l’envi ses romans.

En tant que membre du comité organisateur du colloque, elle a voulu également faire apparaître aux yeux de l’auditoire l’originalité de cette manifestation par rapport aux précédentes en affirmant que si l’option de la pluridisciplinarité a été maintenue, la collaboration s’est étendue, cette année, à une nouvelle science, la psychologie, afin de mettre au jour la dynamique profonde des affects en jeu dans les théories staëliennes de la morale et de la politique. Dans le même ordre d’idées, celui du décloisonnement entre les disciplines, elle a souligné l’intérêt que revêt, pour la recherche au sein de l’ensemble de la Faculté des lettres, la découverte de penseurs suisses : publications, thèses de doctorat, séminaires, etc.

Elle a conclu son discours en conviant le public à vivre une véritable expérience philosophique consistant à entendre l’appel qu’un esprit libre, comme celui de Germaine de Staël, adresse à tout esprit.

Particularité et universalité de l’œuvre de Mme de Staël

Dans son allocution, M. Hassan Thuillard, représentant l’ambassadrice Mme Monica Schmutz Kirgöz, a mis en relief, d’une part, la particularité suisse de la pensée de Mme de Staël qui apparaît dans son ouverture à l’autre, en l’occurrence, à la culture germanique « méconnue et même déconsidérée » à son époque et, d’autre part, sa portée universelle. En ce qui concerne le premier aspect, le diplomate helvétique n’a pas manqué de le rapprocher du caractère propre de notre pays et, relativement au second, il a estimé que le colloque lui-même en attestait la vérité : les chercheurs de la Faculté des lettres ne s’étaient-ils pas déjà appropriés la pensée de Mme de Staël et les participants à ce colloque dédié à son œuvre n’appartenaient-ils pas à différentes nationalités ?

« Son œuvre, une leçon pour notre monde proche et moyen-oriental »

Le Professeur Salim Daccache s.j., recteur de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, a commencé par reconnaître que même s’il n’y a pas d’acte philosophique sans effort, la persévérance du Département de philosophie à organiser des colloques sur des penseurs suisses méritait, néanmoins, d’être louée. S’aventurant avec précaution, comme il l’a confié, dans une pensée qui ne lui était pas familière, il a cherché à montrer combien et comment Madame de Staël fut une femme « charismatique » et « de combat ». Insistant, à son tour, sur l’ouverture caractérisant sa pensée, il y a vu un exemple à suivre. Aussi a-t-il affirmé : « Mme de Staël a œuvré pour la circulation des idées, ce qui est une leçon pour notre monde proche et moyen-oriental, car l’innovation et la créativité ne peuvent trouver d’espace que celui de la conversation, du débat et de la réflexion critique ».

Les romans d’idées de Mme de Staël : une revendication pour la liberté des idées

Dans la conférence inaugurale qu’il a prononcée, M. François Rosset, professeur à l’Université de Lausanne et spécialiste de la pensée du XVIIIe siècle, a défendu la thèse selon laquelle, pour Germaine de Staël, produire des « romans d’idées », tels Delphine et Corinne, dans un monde bouleversé (comme le fut le sien avec la Révolution française et les guerres napoléoniennes), ce n’est pas prendre la fiction comme prétexte pour imposer ses idées et ses valeurs, mais raconter comment les individus « vivent le drame de l’hostilité » quand leurs idées et leurs valeurs s’opposent à l’opinion dominante. Plus précisément, a déclaré le conférencier, ce drame est celui d’êtres qui réclament une liberté pour leurs idées et dont la revendication englobe la liberté d’esprit pour tous.

« Il n’y a rien de réel au monde qu’aimer »

M. Jad Hatem, directeur du Centre d’études Michel Henry (co-organisateur du colloque) a centré son intervention sur le premier roman de Mme de Staël, Delphine. Il a alors mis en évidence deux niveaux de l’expérience, l’un superficiel, régi par l’opinion et la conscience, et l’autre essentiel qui est de la nature du sentiment. Il a considéré que ce dernier trait était énoncé par le héros masculin du récit, Léonce, sous forme d’axiome : « Il n’y a rien de réel au monde qu’aimer ». L’interprétation qu’il proposa, alors, de cette formule sollicita les principes de la phénoménologie matérielle de Michel Henry. Bel exercice, donc, qu’il entreprit devant ses étudiants que celui d’une approche philosophique d’un texte littéraire.

La théorie politique staëlienne : du particulier à l’universel

Madame Ayşe Yuva a voulu, quant à elle, aller au-delà de la simple image d’une Germaine de Staël femme engagée politiquement et la présenter comme une véritable théoricienne du politique. Pour ce faire, la chercheuse au Centre Marc Bloch a, d’abord, affirmé que la conception staëlienne de la politique ne pouvait être réduite à des règles abstraites (valables seulement dans le cas d’immoralité) mais que la considération des situations particulières doit toujours être première. Aussi, a expliqué la conférencière, il n’est pas surprenant que sa théorie politique soit construite d’une manière inductive et que la perfectibilité dont elle fit un principe ne prescrive pas de forme unique vers laquelle toutes les sociétés doivent s’orienter.

Les séances suivantes du colloque ont abordé des points plus spécifiques de la production de Mme de Staël : sa lecture de la Révolution française (M. Edmond Chidiac), sa conception de la philosophie (Mme Nicole Hatem), l’articulation, dans sa pensée, de l’affectif et du politique (M. Charbel Skaff), son approche philosophique de la littérature (M. Daniel Schulthess), la question du destin et de la liberté dans ses pièces de théâtre (Mme Simona Jişa) et, enfin, la fonction des œuvres picturales dans ses romans (Mme Isabelle Ghanem).

Après Charles Secrétan, Henri-Frédéric Amiel, Denis de Rougemont, le public libanais a pu, à travers les différentes communications de ce colloque, découvrir l’œuvre multiforme d’un nouveau penseur suisse d’importance. Un tel événement a été rendu possible grâce au soutien de l’Ambassade de Suisse, de l’Université de Neuchâtel et de la Banque Audi.