« Le travail est-il encore source d’intégration sociale ? »

Jean EL KHAWAND
Mardi 19 Janvier 2021
Organisateurs


Il semble que le travail permette aux individus de nouer des relations au sein de différents groupes, et de partager avec leurs membres des valeurs et des normes communes, mais aussi que de nombreux individus en soient aujourd’hui privés. Dans une société où, depuis plus de trente ans, plusieurs actifs sont au chômage (donc n’exercent pas d’emploi, mais en recherchent un et sont disponibles pour travailler), le travail est-il encore la source essentielle du lien social ?

Dans les sociétés modernes, l’exercice d’un emploi rémunéré procure à la fois des revenus, un sentiment d’utilité et des relations avec les autres. Autrement dit dans les sociétés modernes, la position sociale, donc à la fois les revenus, le prestige, dépendent en théorie des efforts et du talent de l’individu, et c’est par l’exercice d’une profession rémunérée qu’il les exprime essentiellement. L’emploi est source de revenu, donc aussi de consommation, et de sécurité économique pour l’avenir (ex. : capacité à accéder au crédit) ; il est source de relations sociales (collègues, clients) ; le travail, plus généralement, donne un sentiment d’utilité ; il structure l’emploi du temps quotidien en scandant la journée, en lui donnant une signification, un objectif.

Le rôle du travail dans le lien social varie selon l’âge et la catégorie socioprofessionnelle selon une étude française. Selon l’âge, les plus jeunes sont particulièrement sensibles aux conditions de travail et aux relations que l’emploi permet d’avoir ; les plus âgés citent plutôt la liberté et l’autonomie que l’on a dans le travail, la passion et l’intérêt pour le métier, et ils citent plus souvent que les autres le sentiment d’être utiles à la société. En outre, selon la catégorie socioprofessionnelle, les artisans, commerçants, les cadres et professions libérales sont surtout sensibles à la passion et l’intérêt pour le métier, la liberté et l’autonomie que le travail procure ; les employés citent plus que les autres les relations avec les personnes rencontrées dans le travail, et les conditions de travail.

Mais aujourd’hui, le chômage et le développement d’emplois précaires affaiblissent pour beaucoup d’individus le pouvoir intégrateur du travail. Le chômage, parfois répétitif ou de longue durée, concerne un nombre élevé d’actifs, dont l’intégration sociale risque alors de s’affaiblir.

On sait également que le chômage dure plus ou moins longtemps : les actifs les plus âgés sont moins fréquemment au chômage, mais ils restent au chômage plus longtemps (leur employabilité est notamment réduite par leur niveau de salaire plus élevé, leur moindre capacité d’adaptation aux nouvelles technologies).

Le chômage est une épreuve, voire un traumatisme, qui affaiblit l’intégration sociale de façon directe et indirecte : il réduit les revenus, donc la consommation, les occasions de sorties ; il réduit les relations sociales (avec les collègues, les clients) ; il risque de réduire l’estime de soi, donc de provoquer un repli sur soi, une honte, une culpabilité, qui peuvent accroître les tensions familiales et réduire la sociabilité amicale. Les chômeurs sont fréquemment perçus comme des fainéants qui n’ont pas fait les efforts nécessaires pour retrouver un emploi, ce qui renforce encore, chez le chômeur, la perte d’estime de soi.

Le travail, et surtout l’exercice d’un emploi rémunéré, conservent un pouvoir intégrateur fondamental dans une société où l’emploi procure à la fois des relations sociales, des revenus considérés comme les plus légitimes, et un sentiment d’utilité, de mérite personnel (…). Mais c’est justement pour cette raison que ceux qui sont privés durablement d’emploi et ceux qui occupent des emplois de moins bonne qualité (moins rémunérés, moins variés, et offrant de moindres perspectives d’avenir), dont la carrière est émiettée, entrecoupée de périodes de chômage, peuvent voir leur intégration sociale se réduire. Cette question rejoint donc celle des inégalités : si les individus les plus fragiles initialement sont aussi ceux qui ont le plus fort risque d’être au chômage et de connaître des emplois précaires, le marché du travail, et la société tout entière, ne sont-ils pas fortement dualisés ?